Professeur en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles et auteur, spécialiste de la Littérature du XXème siècle, Lucien Giraudo a écrit plusieurs ouvrages sur et avec Michel Butor, entre autres: Pour tourner la page (Actes sud, 1997), Michel Butor, le Dialogue avec les arts (Presses Universitaires du Septentrion, 2006), Petite Histoire de la Littérature française (Carnets Nord 2007), Le Musée imaginaire de Michel Butor (Flammarion, 2015, rééd. 2019).
J’ai rencontré Michel Butor en 1979 à la Faculté de Lettres de Nice. Je suivais l’un des cours du Professeur Michel Launay qui était un de ses amis et qui avait organisé des rencontres entre ses étudiants et l’écrivain. A l’époque Butor était un personnage impressionnant pour moi car j’avais lu plusieurs de ses œuvres, il faisait résolument partie des Modernes, il avait dépassé l’écriture du Roman (donc du Nouveau Roman…), il était notamment en train d’écrire la série des Matière de Rêves et c’étaient là des architectures littéraires qu’il fallait étudier, comprendre, et qui donnaient bien du fil à retordre aux étudiants que nous étions. Par ailleurs il y avait déjà longtemps qu’il travaillait avec les artistes de tous bords : peintres, plasticiens, photographes, musiciens… Lors d’une rencontre il était venu en compagnie du plasticien niçois Henri Maccheroni. Si bien qu’on ne savait trop par quel bout le prendre ! Sur le plan de la création littéraire il débordait quiconque voulait l’enserrer dans une approche universitaire.
Mais quand on était en présence de l’homme, il y avait une bienveillance, une générosité et une simplicité, presque une bonhommie (salopette oblige) qui se dégageaient de sa personne, que l’on avait envie d’aller voir plus au fond. Il rayonnait d’intelligence, de connaissances, mais il avait la délicatesse de vous laisser beaucoup d’espace dans l’échange.
C’était l’époque où Butor habitait à Nice, au-dessus du port, une maison où il y avait de très beaux cactus dans le jardin, ce qui donnait une allure un peu exotique à la demeure, qui devait lui rappeler lointainement le Nouveau Mexique où il avait séjourné quelque temps auparavant. Il faisait la navette entre Nice et Genève pour donner ses cours à l’Université et il m’était arrivé une fois, bien avant cette rencontre au cours de Michel Launay, de l’avoir croisé et reconnu sur un quai de la gare de Nice, sa valise à la main.
Lorsque je suis parti enseigner au Maroc en 1981, dans le cadre de la Coopération – en compagnie de mon épouse Nicole (que j’avais d’ailleurs rencontrée à la fac à ce même cours sur Butor…), nous sommes allés le voir chez lui : il connaissait fort bien le Maroc, il nous recommanda même de nous présenter, de sa part, au Conseiller Culturel de l’époque à Rabat (il s’agissait de Gilbert Bron) ; et ce fut à Tanger que nous avons commencé à recevoir les fameuses « lettres » de Michel (qui sont chacune de petites œuvres d’art faites à partir de cartes postales et d’images découpées et assemblées). Cette correspondance a duré jusqu’à sa disparition.
Entre la date de ma première rencontre avec Michel Butor et la décision d’étudier la collaboration de Butor avec les artistes il s’est écoulé de longues années. Mais je dirais que la possibilité d’étudier et d’approfondir ce sujet particulier qu’étaient les livres d’artiste en collaboration, ne pouvait être réalisée que par quelqu’un qui devait connaître Butor non seulement de façon personnelle mais qui devait aussi le pratiquer depuis longtemps et régulièrement. En effet, rien n’aurait été possible pour moi si Michel Butor ne m’avait pas régulièrement montré des œuvres qu’il réalisait avec les plasticiens, s’il ne m’avait pas communiqué une énorme documentation, donné des reproductions d’œuvres originales et, surtout, s’il ne m’avait pas parlé des artistes avec lesquels il travaillait. Je prenais aussi beaucoup de photographies de ces travaux à faire ou en cours qui arrivaient souvent par cartons entiers et qui encombraient constamment la totalité de son bureau, quand ils ne débordaient pas dans d’autres pièces. C’était chaque fois des territoires artistiques complets qu’il me faisait découvrir. C’est Butor qui m’a dit de me rapprocher de Patrice Pouperon ou de Bertrand Dorny et de les rencontrer; c’est chez lui, à Lucinges lors d’un déjeuner, qu’il m’a fait connaître le photographe Maxime Godard. Tous ces artistes sont d’ailleurs devenus progressivement des amis.
Encore aujourd’hui très peu de ces œuvres de Butor en collaboration avec des artistes ont été publiées (d’une façon ou d’une autre), elles restent pour une large part inconnues, elles sont, au mieux, exposées de temps en temps dans des bibliothèques, des médiathèques, dans des salons du livre d’artiste. C’était donc un beau défi, à l’époque pour un chercheur, de délimiter un tel corpus, soit plusieurs centaines d’artistes (français et étrangers) et près de mille cinq cents œuvres en collaboration, si différentes les unes des autres, pour commencer à labourer un territoire quasiment vierge sur le plan de l’étude universitaire.
On ne peut que se réjouir aujourd’hui, de voir réalisée une structure comme le Manoir des livres à Lucinges qui permet un meilleur accès à un nombre de plus en plus grand de ces œuvres nécessairement confidentielles, qui sont à la fois si étonnantes et si fragiles.
Oui, volontiers. Le sujet de cette thèse consistait à montrer qu’il y a, malgré la bigarrure apparente des écrits butoriens, une profonde unité de cette œuvre prise dans son ensemble. N’importe quel lecteur sera immédiatement frappé par la distance qui sépare, par exemple, les premiers romans avec des séries ultérieures comme Illustrations, Matière de Rêves ou Le Génie du lieu ; à quoi il faut ajouter toutes les œuvres en collaboration ainsi que les textes critiques (naturellement si divers entre eux), les Entretiens, la Correspondance et ainsi de suite. On croirait avoir affaire à plusieurs écrivains à la fois.
En fait l’unité de l’œuvre vient du fait que Butor a toujours organisé sa création à partir du dialogue avec autrui, c’est une œuvre marquée par un constant souci de l’altérité : c’est évident avec les œuvres en collaboration, avec les Entretiens et la Correspondance (je pense, par exemple, à celle avec Georges Perros), mais même dans les premières œuvres déjà la littérature était confrontée à une réflexion sur l’architecture (Description de San Marco), à une réflexion sur la musique (L’Emploi du temps) et Butor déployait déjà un « dialogue » avec les arts. Ce dialogue avec les arts a donc été pour moi le « point suprême », si vous voulez, à partir duquel je pouvais « comprendre » l’ensemble de l’œuvre butorienne.
J’ajouterai qu’il n’a pas été si facile, à l’époque, de trouver un directeur pour une thèse qui était tout de même assez atypique. Michel m’a alors conseillé de m’adresser à Mme Mireille Calle-Gruber, une de ses proches amies et Professeure à Paris VIII, qui a parfaitement supervisé cette recherche.
Proposer des définitions générales, qui seraient toujours « opérationnelles » n’est jamais facile, d’autant plus que Butor a expérimenté de très nombreuses formes de livre d’artiste avec les peintres et les plasticiens. Au départ, bien sûr, le livre d’ « artistes » (l’écrivain étant lui aussi quelque part un artiste, sinon comment expliquer cette attirance de Butor pour ce compagnonnage ?) permet à un écrivain et à un artiste d’œuvrer ensemble, de dialoguer l’un l’autre, chacun avec son langage ; ces livres d’artiste sont généralement caractérisés par leur rareté, surtout lorsqu’ils sont réalisés artisanalement (donc manuscrits), en quelques exemplaires ; ils restent alors d’un prix élevé puisqu’ils entrent généralement dans la catégorie des livres de luxe. Certains livres de Dorny, par exemple, avec une reliure originale créée par un relieur prestigieux, peuvent couter plusieurs milliers d’euros. Inversement Butor a fait aussi des livres « pauvres » (de simples feuilles de papier pliées en deux ou en quatre) dans l’esprit de la collection dirigée par Daniel Leuwers.
Mais la production butorienne nous permet de jouer avec le « livre » d’artiste (et là j’insiste sur le mot livre). Ces œuvres sont faites en collaboration mais elles ne ressemblent plus, dans leur apparence, à un livre avec une couverture et des pages à l’intérieur. C’est ce qu’on appelle alors le « livre-objet ». Par exemple Guignol de voyage (1987) réalisé par Butor et Luc Joly se présente comme un ensemble de dix-huit petits paravents en carton qui sont pliés dans une valise de voyage ; lorsqu’on déploie ces paravents on voit que l’artiste a peint (et découpé parfois) des personnages grotesques (d’où le terme « guignol » dans le titre de l’œuvre) et que Butor leur fait tenir des dialogues ridicules qu’il a peints sur les paravents.
Pour montrer que la définition d’un livre d’artiste n’est pas chose si aisée, je mentionnerai aussi ce que l’on peut appeler « l’anti-livre » : il s’agit d’un livre tellement « minimal » qu’il ne reste plus du livre qu’un support, un fragment de texte, ou qu’il est tellement « minuscule » qu’on arrive à peine à lire le texte. Michel Butor a réalisé une série de « Minuscules » avec le peintre Julius Baltazar. On peut voir la présentation de ces « Minuscules » par Butor lui-même dans le film que nous avons réalisé avec Jean-Lou Steinmann intitulé Michel Butor et ses Livres-objets (2002).
L’intérêt, naturellement, est de faire jouer toutes ces catégories. Un livre d’artiste peut être un livre pauvre s’il y a une certaine « surface de texte », mais s’il n’y a presque pas de mots (ou toute autre forme de contestation ou écart), on est déjà dans une forme d’anti-livre. On peut aussi imaginer qu’un livre d’artiste s’engage dans la voie du livre-objet lorsque par exemple ses pages sont insérées dans une reliure en bois ou en céramique. Les livres d’artiste qui forment des transitions sont donc très intéressants à étudier. Mais cette richesse des formes du livre d’artiste n’est que le point de départ de l’analyse et de l’interprétation du dialogue entre écrivain et artiste, car il s’agit ensuite d’étudier en quoi ces formes du support et du texte (sans parler de la place du texte sur la page) se déterminent, s’appellent et s’enrichissent.
L’ensemble de mes travaux sur l’œuvre de Michel Butor figure dans le Butorweb d’Henri Désoubeaux ou sur mon Wikipédia.
Je me limiterai ici à évoquer : Michel Butor, le dialogue avec les arts (Presses universitaires du Septentrion, 2006) qui reprend les idées générales de la thèse sans trop descendre dans l’étude analytique des œuvres ; c’est un ouvrage de synthèse qui permet d’avoir des idées claires sur l’ensemble de l’œuvre de Butor, mais qui fait évidemment la part belle aux livres d’artiste. Ensuite, comme introduction à l’univers plus spécifique des livres d’artiste, rien ne vaut de le découvrir avec Butor lui-même dans le film Michel Butor et ses livres-objets dont j’ai parlé précédemment et qui fait partie du coffret intitulé Petite histoire de la littérature française, par Michel Butor (Paris, Carnets nord, 2008).
Les autres publications sont essentiellement des monographies qui portent donc sur la collaboration entre Butor et certains artistes, en particulier celle avec Pierre Leloup (dans Pierre Leloup et les poètes, Maison du Livre d’artistes, Lucinges, 2012), avec Georges Badin (dans Les graphies du regard, Heidelberg WINTER, 2013), ou encore avec Julius Baltazar (dans Michel Butor ou l’écriture polytechnicienne, PUF, 2014).
En effet, il s’agit bien, comme vous le dites, d’un réseau de rencontres et d’amitiés qui ont permis à Butor de travailler en collaboration.
Il y a certes des rencontres d’artistes avec Butor qui ne se sont concrétisées que par une seule œuvre en collaboration, mais en général les artistes qui travaillaient avec Michel y prenaient goût, ce qui explique que certains, au fil des années, sont devenus pour lui des amis et ils ont finalement réalisé plusieurs dizaines d’œuvres ensemble. Il y a donc des pratiques artistiques qui se sont déployées sur vingt ou trente ans (peut-être plus pour les plus anciennes). Et l’on comprend que ces artistes soient devenus effectivement des amis de Butor et quasiment des membres de la famille. Pour Michel ce travail en collaboration allait réellement dans ce sens et de façon très consciente : il a pu affirmer que le livre d’artiste le plus réussi « c’est celui dans lequel l’image est nécessaire au texte et réciproquement. Il y a un véritable mariage qui produit quelque chose de nouveau. Un artiste et un écrivain travaillant ensemble réalisent un enfant qui a une certaine indépendance par rapport à ses deux parents ».
« Ma littérature est une littérature de guerre ; j’ai dit souvent plus précisément que c’est une littérature de "résistance". J’ai d’ailleurs écrit un livre en collaboration avec Michel Launay sur ce thème. J’ai toujours écrit en fonction de cette donnée fondamentale : nous sommes toujours en guerre, de toutes sortes de façons et contre toutes sortes d’ennemis, connus ou non. Parmi ces ennemis spécialement dangereux il y a ceux qui veulent nous cacher l’état de guerre ».
Michel Butor (Pour Tourner la page, Actes Sud, 1997).
Enfin derrière ce réseau, fondé sur l’amitié et des relations quasi-familiales, on peut dire que faire œuvre ensemble, dans la perspective butorienne, est aussi une stratégie de lutte pour des temps incertains : cette « collaboration » est un moyen de résister. Butor s’est ainsi trouvé des alliés, fondant ainsi ce qu’il appelle un « compagnonnage héroïque », sorte de société secrète chargée de dénoncer les dysfonctionnements de la société. La plupart des artistes qui se sont rapprochés de lui auraient pu souscrire à cette déclaration de Michel : « Ma littérature est une littérature de guerre ; j’ai dit souvent plus précisément que c’est une littérature de « résistance ». J’ai d’ailleurs écrit un livre en collaboration avec Michel Launay sur ce thème. J’ai toujours écrit en fonction de cette donnée fondamentale : nous sommes toujours en guerre, de toutes sortes de façons et contre toutes sortes d’ennemis, connus ou non. Parmi ces ennemis spécialement dangereux il y a ceux qui veulent nous cacher l’état de guerre » (Pour Tourner la page, Actes Sud, 1997).
En travaillant non seulement sur Butor mais aussi sur « ses » artistes je tenais un discours de critique littéraire ou artistique, mais j’ai pu entrer en contact direct avec les « alliés » de Butor. Les textes que j’écrivais sur eux semblaient les satisfaire et, dans les échanges avec certains, on a été très vite appelé à parler poésie, à penser poésie et finalement, pour répondre à leur demande, je me suis retrouvé à faire des textes poétiques pour les artistes. Ce fut d’abord avec Robert Lobet (un des rares artistes que j’ai fait connaître à Butor) et avec Georges Badin (qui, lui, travaillait régulièrement avec Butor depuis de longues années). Je me suis donc retrouvé à aborder le livre d’artiste à la fois de l’extérieur (comme critique et chercheur) mais aussi de l’intérieur. Sans parler du fait que j’ai organisé plusieurs expositions de ce type de livres en faisant d’ailleurs souvent appel à Martine Jaquemet qui est une spécialiste en la matière, car l’exposition du livre d’artiste réclame un savoir particulier. En effet l’«objet-livre » n’est ni un tableau ni une sculpture et il faut bien le connaître pour pouvoir, d’une part, le mettre en valeur et, d’autre part, calmer la frustration (légitime) des visiteurs ou spectateurs-lecteurs qui ne peuvent naturellement pas tourner les pages de ces livres bien souvent uniques et toujours très fragiles. Tous ces artistes (et d’autres bien sûr) m’ont permis d’acquérir une meilleure connaissance de l’ensemble des étapes qui expliquent le livre d’artiste depuis sa conception jusqu’à son exposition en passant par sa réalisation concrète.
Actuellement je travaille précisément avec Martine Jaquemet : elle me confie régulièrement des ouvrages qu’elle a confectionnés et sur lesquels j’écris des textes ; par ailleurs je fais une étude sur ses propres livres d’artiste qu’elle a réalisés en collaboration avec Michel Butor en tant que peintre et plasticienne. Martine et Michel sont très proches, me semble-t-il, dans leur mode de fonctionnement artistique: ce sont des « solitaires » mais ils sont toujours partant pour travailler en collaboration, toujours disponibles pour œuvrer ensemble, sans même parler de leur grande détermination dans le travail. J’aimerais aussi rappeler que Martine Jaquemet a été ici, à Lucinges et dans l’Agglomération d’Annemasse, la cheville ouvrière qui a permis que s’organisent et se déploient, autour de Butor, de belles réalisations culturelles. C’est là aussi une forme de « collaboration » artistique.
Je viens par ailleurs de faire la connaissance du peintre et plasticien Jean-Pierre Thomas qui vit et travaille en Bretagne ; il a, pour sa part, travaillé régulièrement avec Michel Butor à partir des années 90 (et avec bien d’autres poètes français contemporains). Nous avons beaucoup de sujets de prédilection en commun (la mer et la forêt notamment) et il doit m’envoyer bientôt des livres d’artiste en vue d’une prochaine collaboration.
En couverture : Lucien Giraudo et Michel Butor à Lucinges en 2010, photo de Nicole Giraudo.