Telle une archéologue, Barbara Schroeder explore les couches géologiques afin d’en révéler les secrets et la beauté. Son travail, qu’il soit sculptural, pictural ou performatif, creuse la nature dans une logique intuitive et instinctive, proposant des œuvres poétiques et esthétiques. Grâce à ses pièces aussi délicates que vibratoires, Barbara Schroeder offre au spectateur un nouveau regard sur le monde, élevant le cycle de la vie et ses formes primordiales au rang d’œuvre d’art.
Barbara Schroeder a quitté son Allemagne natale à la fin de son adolescence pour élire domicile en Gironde, plus précisément à Teuillac. Ici, la lumière se fait généreuse, la nature abondante et la verdure foisonnante. Sans renier son pays d’origine et l’influence durable qu’il a sur sa production, la campagne devient son sujet de prédilection, lui permettant un exercice de la couleur et une expérience de la prolifération qu’elle partage volontiers avec le public. Cette double culture franco-allemande est une constante dans son travail ; la terre nourricière, source infinie d’inspiration, permet à l’artiste de proposer une œuvre à la fois protéiforme et poignante, faisant la part belle aux savoirs ancestraux et artisanaux, tout en célébrant la vie sous toutes ses formes. Fortement marquée par la chute du Mur de Berlin et en clin d’œil aux couleurs terreuses et expressionnistes de Vincent Van Gogh, à la douce poésie du monde agricole de Jean-François Millet, aux collages obsessionnels de Kurt Schwitters, mais aussi aux matériaux bruts et naturels de Joseph Beuys, Mario Merz ou encore Giuseppe Penone, l’œuvre de Barbara Schroeder résonne avec détermination et justesse dans un monde globalisé et effréné, nous invitant à ralentir, à prendre le temps et à faire l’expérience de la contemplation. Selon ses propres mots : « chaque tableau est le paysage d’un instant ».
Ainsi, la pomme de terre, objet sans prétention et sans réel intérêt plastique au premier abord, devient objet de curiosité tout en rondeurs. Réinventée en porcelaine blanche, « la matière de l’humilité » selon les dires de l’artiste, elle épouse la forme de la cellule originelle et évoque la pureté, mais aussi la patience, à travers des mises en scènes en extérieur comme en intérieur, en photographie comme en vidéo. Par le biais de cheminements et de formes tout en symbole, ses installations en porcelaine tentent de réinscrire durablement l’Homme dans la nature. Rappelant également les Kartoffelsteine, ces monuments érigés en Allemagne en hommage à la pomme de terre pour son rôle indispensable en temps de famine, l’artiste nous laisse entrapercevoir la multiplicité de lectures possibles face à son œuvre. Ainsi, « la pomme de terre serait la loupe qui entraine le regard vers l’intérieur de la terre ».
De la même manière, l’artiste s’empare d’un autre phénomène naturel et en propose une vision séduisante et étonnante. Partant du champignon et de son mycélium – ses filaments souvent invisibles et souterrains qui créent un véritable réseau neurologique de la nature, appelé également le Wood Wide Web – elle traduit sous forme plastique cette interconnexion indispensable et bienveillante, fondement du vivant. Se référant à des organismes végétaux, animaux, fongiques ou bactériens qui transforment la matière organique en décomposition, elle suggère, à travers ses toiles, ses dessins ou encore ses installations, un inévitable renouvellement de notre environnement et une interdépendance essentielle entre les différents organismes vivants.
C’est lors d’une résidence récente à Accous, dans les Pyrénées Atlantiques, qu’elle fait la rencontre d’un vacher et exploite les bouses de vache comme matériau artistique susceptible de parler à la fois de transhumance et de migration, tout en faisant écho à l’histoire d’un terroir et aux vestiges des voies romaines qui traversaient autrefois la fougère. Façonnant des formes simples, ajoutant sporadiquement des pigments pour obtenir différentes teintes, Barbara Schroeder nous offre une œuvre éphémère et puissante de Land Art.
C’est somme toute avec un optimisme non dissimulé que l’artiste produit un travail affirmant son plus profond respect pour le monde agricole et plus largement, la sphère du vivant. À travers une œuvre éclectique et foisonnante, et dans les mots du poète Paul Éluard qui l’accompagne régulièrement, elle invite le spectateur à élever le regard, vers la « verdure du ciel ».
Barbara Schroeder est née en 1965 à Clèves, en Allemagne. Elle vit et travaille à Teuillac, en Gironde. Elle est diplômée d’une maîtrise d’Arts Plastiques et est titulaire d’un DEA de l’Université de Bordeaux Montaigne. Chevalier des Arts et des Lettres, elle expose en France comme à l’international (Afrique du Sud, Allemagne, Autriche, Guatemala…) et ses œuvres ont intégré de grandes collections publiques et privées.
Alice Cavender
Responsable des expositions au Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux
J’ai rencontré l’œuvre de Michel Butor pendant mes études d’arts plastiques à l’université Montaigne à Bordeaux. C’était en 1984, je venais juste de quitter mon Allemagne natale pour un séjour d’un an qui s’est prolongé pendant les trente années qui ont suivi. Notre professeur, Jean-Paul Grun, lors d’un cours sur les possibles supports de collage, nous faisait la lecture de l’ouvrage de Michel Butor, « Les mots dans la peinture ». Dans sa palette de mots, Butor présentait un répertoire très varié de formes verbales picturalisées qui résonnait en moi : titres, légendes, noms des modèles, signatures, adresses, sentences, paroles flottant dans l’air, missives peintes, titres de livres ou de journaux, écritures imitées. A l’instar de la gravure religieuse qui m’intéressait à cette époque et dont la portion artistique relève de la fonction illustrative et décorative, je commençais à inclure dans des plaques de cuivre l’écriture comme un élément pictural. Une fois imprimés, donc mis à l’envers, les mots devenaient illisibles, réduits à ce qu’ils étaient au départ : un trait. Aujourd’hui encore, je conserve cette fascination pour l’alliance du mot et de l’image.
Les années passant, j’ai commencé à m’ouvrir à la peinture et, en particulier, à la nature morte. En allemand, on l’appelle nature stylisée et je tenais à montrer comment la nature est bien vivante. En 2005, je venais de terminer une série d’artichauts, après un voyage dans la vallée de la Lune, en Argentine, où les hommes arrachent des trésors au désert aride, à la force de leurs bras. Je souhaitais en faire un livre mais il manquait une dimension essentielle à mon projet : le mot. J’ai pris contact avec plusieurs auteurs. Aucun ne convenait à mes attentes. Les uns étaient trop soucieux de leur style, les autres trop près du sujet.
Personne n’était à la hauteur de Michel Butor qui avait trouvé dans ses collaborations le juste milieu de cet accord sensible. A force de recherches, j’ai trouvé son adresse « A l’écart » à Lucinges, et je lui ai envoyé une lettre avec les images de mes artichauts. J’étais convaincue de ne recevoir aucune réponse. Or, quelques mois plus tard, un paquet m’attendait dans la boîte aux lettres. Plus qu’une réponse, c’était la maquette avec les textes finis qu’il m’offrait. Oui, j’ai toujours considéré que Michel Butor, dans sa générosité, dans son humilité, faisait cadeau de son talent mais aussi de son respect envers la jeune artiste que j’étais. L’ouvrage a été publié par L’Esprit du Temps, la maison d’édition d’un ami.
La compagnie de Michel Butor a ouvert chez moi le goût des livres d’artiste. Toujours dans le but de donner à voir l’invisible beauté du quotidien et notamment les plus triviaux de la famille des légumes, j’ai consacré aux choux de nombreuses peintures, jusqu’à en inventer des nouvelles variétés. Dans cette déclinaison imaginaire, les motifs devenaient des paysages lointains et des repères d’enfance, liés aux champs froids de mon pays natal. Le sujet du chou glacé a inspiré à Michel Butor de nombreux poèmes courts où le mot manifeste son pouvoir magique. En prose, il souligne et célèbre le quotidien de ce légume dans toute sa banalité, avec ses bonheurs, ses malheurs mais aussi toute sa majesté et sa beauté.
Michel a rajouté à notre dialogue une frise prosaïque d’extraits de « La mare au diable » de George Sand, avec le chapitre des noces rustiques qui s’étale en bas de l’ouvrage, comme pour ponctuer la ballade entre les feuilles de chou. Cet ouvrage constitue un point culminant dans mon expérience du livre d’artiste. Les images réalisées à partir de mes peintures ont été peintes au pochoir par les Ateliers du Lys et les extraits du texte de George Sand composées par l’Imprimerie nationale avec une typographie du 19ème siècle, contemporaine de l’écrivain. A sa sortie, le mécène de cet ouvrage, propriétaire d’un cru prestigieux du Bordelais, nous a invités dans sa demeure girondine. Un taxi a été envoyé à Hendaye où Michel passait ses vacances avec sa femme, Marie-Jo. Nous nous sommes retrouvés entourés d’une collection d’œuvres d’art signées par les plus grands artistes internationaux, en train de déguster des flacons légendaires. Michel m’en a encore parlé longtemps après.
Le livre date de 2010. C’est un manuscrit de Michel, peint à 8 exemplaires, quatre pour chacun de nous. A l’image d’un dessinateur, il s’est immergé dans les vagues de couleurs, en adaptant la taille de son écriture aux accidents de mes larges traits de pinceau. Aucun exemplaire ne ressemble à l’autre. On aurait dit qu’il jouait de son manuscrit comme d’une palette. Les vers y étaient disposés de façon non linéaire et jouaient à cache-cache avec la couleur. Je me souviens de ma douce joie le jour où j’ai reçu les exemplaires dans ma boîte aux lettres et où j’ai découvert ma peinture sublimée par ses mots.
Cette expérience du livre d’artiste ou du livre-objet grâce à sa forme sculpturale m’a fait prendre conscience des limites de la peinture. Lors d’une résidence artistique à l’ENSA de Limoges, où j’étais invitée à approfondir le décor sur la porcelaine, pour ne pas perdre de temps pendant que mes pièces cuisaient dans les fours, j’ai commencé à mouler en plâtre mon pot-au-feu du soir. De fil en aiguille, est né mon champ de pommes de terre en porcelaine avec 72 moules et mille tirages de tailles et formes différentes. Elles m’accompagnent dans de nombreux lieux. Je les y installe en fonction des contraintes et des possibilités de l’espace, en extérieur ou en intérieur, sur des murs, au sol, sur des clochers ou dans les arbres. La pomme de terre, les choux, les navets me rattachent à ce que je suis, profondément ancrée dans le sol.
Dans chacun de nos livres, la peinture a été le point de départ et a déclenché l’écriture de Michel mais l’échange a toujours été passionnant. Il a apporté une troisième dimension à la peinture. Un livre d’artiste en dialogue avec un poète, c’est d’abord une rencontre entre deux moyens d’expression qui fait réfléchir au rôle de lecteur ou de spectateur dans l’appréhension d’une œuvre artistique. La réception, l’expérience de la lecture, le toucher de la matière permettent une perception sensitive de l’objet. Un poète évoque aussi la musique quand sa poésie est lue à haute voix. Pour « La valse des choux », j’ai enregistré la voix de Michel lisant sa propre poésie comme une valse, d’où le titre de l’ouvrage. Le rythme et l’intonation changeaient dès le moment qu’il récitait la prose de George Sand.
« Cultiver notre terre », le titre de l’exposition, résume en trois mots précis mon approche qui tente de faire découvrir notre terre-mère sous différents angles. Je m’y emploie avec des techniques sculpturales, picturales ou performatives qui creusent le sujet de la nature dans une logique intuitive et instinctive pour révéler l’indicible beauté de ces choses subtiles qui nous unissent. Elle ouvre un passage vers une découverte plus vaste, plus mystérieuse, une piste tracée par la nature sauvage en chacun de nous. Cet esprit poétique qui habite les pièces en porcelaine et les toiles libres offre au spectateur un nouveau regard sur le monde et le cycle de la vie. Elle nous interroge sur l’agriculture intensive qui remodèle nos paysages et notre manière de consommer sans prêter attention, ni à la provenance, ni à la manière de cultiver nos aliments ou de les produire.