Née en 1946 à Bruxelles, Colette Lambrichs étudie la philosophie et l’Histoire de l’Art à l’Université Libre de Bruxelles. Après avoir travaillé pendant deux ans à la Galerie Withofs, elle organise pour le Studio 44, au Crédit Communal de Belgique, une exposition « Art africain, Art moderne ». Avec Corneille Hannoset, elle fonde « Le Ready Museum », musée virtuel qui invente au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, puis au Musée des Arts décoratifs à Paris, une exposition intitulée « La Vénus de Milo ou les dangers de la célébrité ». En 1972, Colette Lambrichs s’installe à Paris. Après un bref passage chez Weber, le distributeur de Skira, qui lui demande d’ouvrir une galerie rue de Rennes à Paris – elle rejoint la revue Obliques dirigée par Roger Borderie et Henri Ronse. En 1975, elle rencontre Joaquim Vital qui vient de créer avec Marcel Paquet « les Éditions de la Différence ». Depuis cette date, elle s’engage dans l’aventure éditoriale de cette maison d’édition rebelle aux formatages, dont l’art et la littérature sont la raison d’être. Elle continuera d’en diriger les publications après la mort de Joaquim Vital en 2010, jusqu’en juin 2017, date du dépôt de bilan. Parallèlement, elle écrit et publie à La Différence plusieurs recueils de nouvelles et deux romans, Tableaux noirs, (1980, 3e édition 1997), Histoires de la peinture (1988, 2e édition 1997), Doux Leurres (1997), La Guerre (2002), Logiques de l’ombre (2006) et Éléonore (2013).
J’ai rencontré Joaquim Vital en octobre 1975. Il était en train de préparer Les Demeures d’Hypnos de Patrick Waldberg qui allait inaugurer les publications des Éditions de la Différence qu’il venait de créer avec son ami Marcel Paquet. Dans son livre Adieu à quelques personnages, J. Vital écrit à propos de P. Waldberg : « La Différence, c’est lui qui l’a baptisée. Intitulateur d’un grand nombre de peintures, surréalistes ou non, il a avancé ce nom-là, que Marcel et moi avons adopté. Songeait-il à « la différence qui rapproche et éloigne le monde de la vision et celui du langage » comme l’a écrit Marcel ? À Gilles Deleuze ? À Jacques Derrida ? Je n’en sais rien. »
En tout cas, c’est avec l’ambition de mêler l’art, la poésie et la littérature qu’elles ont entamé leur catalogue. Les premiers titres en témoignent : peu après Les Demeures d’Hypnos de P. Waldberg, ont paru Les Origines de la statuaire de Chine de Victor Segalen et Pour l’amour de mourir de Malcolm Lowry.
Je connaissais Michel Butor depuis mon adolescence si on peut appeler « connaître » l’attention muette que je lui portais lors des soirées où il venait dîner chez mes parents quand il était de passage à Bruxelles. C’est avec Joaquim Vital, en travaillant sur des livres que nous voulions publier que j’ai fait réellement sa connaissance. Nous étions allés le voir à Nice, rue de Terra Amata, dans sa belle maison qui dominait le port pour lui demander d’écrire un texte qui accompagnerait les splendides photographies qu’avait prises Pierre Bérenger de l’ancien Museum d’Histoire Naturelle dont on déménageait les animaux avant la rénovation du bâtiment. C’était au printemps … de 1980, probablement au mois d’avril, car nous sommes repartis, non seulement avec son accord pour l’écriture d’un texte qui parut en 1982 sous le titre Les Naufragés de l’Arche, mais aussi avec un ensemble de poèmes que Vieira da Silva illustra de trois gouaches et que Michel nomma « Brassée d’avril », qui sortit la même année. L’Aventure Butor avait commencé.
Michel était un homme ouvert et curieux. Il cherchait à voir à travers les œuvres des artistes. « Je dis pour voir » écrivait la grande poète portugaise Sophia de Mello Breyner. Michel n’aurait pas démenti. Chaque livre imposait sa forme et sa taille. Il y avait les projets que nous avions et ceux qui naissaient de nos conversations. Ainsi, par exemple, Les Improvisations. Il nous avait parlé de ses cours à l’Université de Genève qui avaient été enregistrés et qu’il aurait aimé rassembler, retravailler et, pourquoi pas publier, mais c’était un énorme travail. Aurait-il le temps ? Joaquim Vital qui l’admirait beaucoup ne ratait jamais une occasion de le prendre au mot, de relever le défi implicite. Au troisième Jack Daniel’s, Les Improvisations sur Flaubert étaient sur le feu pour notre bonheur à tous. Après, très logiquement, il fallait entreprendre la suite, ce furent Les Improvisations sur Rimbaud… puis celles sur Michel Butor, en 1993 en attendant le gros morceau de celles sur Balzac qui parurent en trois volumes en 1998. Enfin, pour compléter la série, celles sur Henri Michaux en 1999 qui avaient fait l’objet d’une édition antérieure, limitée, chez Fata Morgana.
Question piège. Les œuvres de Butor sont une planète. Comment choisir entre les poèmes, les répertoires, les romans ? J’ai cependant une tendresse particulière pour Les Improvisations sur Michel Butor, l’écriture en transformation. Michel se nommait lui-même « l’illustre inconnu ». Quand on prononçait le nom de Butor, venait chez l’interlocuteur comme un réflexe La Modification que suivait un long silence. L’image tenace d’une littérature ennuyeuse, désincarnée, illisible lui collait à la peau, propagée par tous ceux qui ne l’avaient jamais lu, ne le liraient jamais, les plus nombreux, en somme. Michel, qui était à la fois très orgueilleux mais aussi très modeste, d’une sensibilité à vif et plein d’humour feignait l’indifférence aux vibrations de cette rumeur dont il percevait les échos. Dans Les Improvisations sur Michel Butor que lui avaient demandé ses étudiants de l’Université de Genève, il se découvre un peu, raconte très simplement l’aventure intellectuelle dans laquelle il s’est engagé, quels en ont été les jalons, la situation de la littérature au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Non seulement c’est passionnant mais c’est aussi une merveilleuse introduction à son Oeuvre.
À la mort de Joaquim Vital en mai 2010, je voulais absolument faire aboutir et continuer ce qu’il n’avait pas eu le temps d’achever. Le projet d’un livre à quatre mains de Butor et Barceló était arrêté, la rencontre entre les deux hommes avait eu lieu – Miquel qui faisait ses portraits à l’ammoniaque, avait entrepris celui de Michel et, pendant que Michel posait, ils bavardaient à bâtons rompus. L’idée du livre n’avait pas été trouvée jusqu’à ce que Miquel, à la fin d’une séance, nous montre à Michel et à moi, le carnet original d’une sorte de danse de mort traitée à l’eau de javel sur papier noir qui nous donna des frissons. C’était une évidence. Le projet était là devant nous ! Il n’y avait plus qu’à le réaliser. Mais comment ? Dans un premier temps, l’assistante de Miquel m’envoya des photos de chaque page que je transmis à Michel qui écrivit la suite des poèmes qu’il intitula Une nuit sur le mont Chauve qui n’était pas sans résonner avec le poème symphonique de Moussorgski, lui-même inspiré par une nouvelle de Gogol. Les poèmes surgiraient donc sur un fond noir à côté de chaque image comme dans le cahier original. Restait alors à imaginer l’édition de luxe. Nous avions fait des essais en sérigraphie qui n’étaient pas concluants et je désespérais de trouver une solution lorsqu’un jour, dans les locaux de la Différence, je découvris une publicité à propos d’un artisan qui renouvelait la technique du papier peint à la planche. Intriguée par le fait qu’il pouvait imprimer des surfaces très vastes d’un seul tenant, nous avons pris contact avec lui en lui expliquant ce que nous voulions et en lui demandant s’il serait capable d’utiliser comme Miquel Barceló l’eau de javel pour dépigmenter le papier avec sa technique d’impression. François-Xavier Richard de l’Atelier d’Offard s’est pris au jeu et a relevé le défi. C’est ainsi que sont nés ces rouleaux de papier noir, imprimés de manière aléatoire – la morsure de l’eau de javel n’étant jamais la même – qui sont tous uniques, bien que tirés à 99 exemplaires. Nous avons ensuite fait construire une boîte en tilleul marquée par des fers reprenant des figures de l’œuvre de Barceló qui enferment ces rouleaux. Je pense que c’est un des livres les plus extraordinaires qui aient jamais été faits.
Michel Butor était un visionnaire. Il a essayé à travers son Oeuvre de traduire en mots la déconstruction vertigineuse qui est en train de s’opérer sous nos yeux. Il savait, bien entendu, que l’informatique était en train de bousculer tous les codes de la narration, qu’elle permettait l’utilisation de connexions infinies qui diffractait le savoir dans des perspectives inouïes. En même temps, il s’attachait à des œuvres faites à la main, envoyait des cartes postales en forme de collages à ses correspondants, prenait plaisir aux matières que les peintres et les sculpteurs s’appropriaient. C’était un très grand esprit d’une culture impressionnante et, tout simplement, un homme merveilleux.
J’ai très mal supporté le dépôt de bilan des Éditions de la Différence. J’étais convaincue qu’il était évitable mais je n’étais plus seule à bord. J’ai donc été mise devant le fait accompli, dépossédée de ce que j’avais construit avec Joaquim Vital durant 35 ans de ma vie. Dans la rage et le désespoir, je me suis dit que je ne pouvais accepter cela et j’ai créé Les Éditions du Canoë. C’est une toute petite structure éditoriale où je travaille seule. Elle me permet de continuer à faire ce que j’ai toujours fait. L’indépendance n’a pas de prix. Je le savais. Nous le savions. C’est grâce à elle que nous avons pu publier ces Œuvres complètes de Michel Butor qu’aucun éditeur sur la place de Paris n’aurait envisagé.
Voici l’adresse du site de ma nouvelle maison d’édition :http://www.editionsducanoe.fr