Tous les projets requièrent de l’engagement, quels que soient les utilisateurs, le programme, la taille, le lieu,… Ce n’est pas une chose anodine que de penser et faire l’architecture. L’engagement c’est un peu vain d’y faire référence car beaucoup de gens pensent la même chose à propos de leur propre travail ; d’une certaine façon tout le monde souhaite s’engager.
En ce qui concerne le travail architectural, nos responsabilités se déclinent à de multiples et très différents niveaux : celui de l’usage, celui de l’économie, celui de la forme, celui des matériaux qui évoluent sans cesse, celui de la pérennité et du fonctionnement, celui du paysage, celui du chauffage, celui de l’environnement, celui du rapport avec les entreprises et artisans, des assurances, de la sécurité, des techniques, des règlements et normes, etc…
Ce à quoi il faut ajouter les « grands mots » qui entourent souvent ce type d’investissement : modernité, culture, création, philosophie, la mode, l’esprit du temps… ! Avec tout cela on travaille, comme d’autres. Avec tout cela il faut faire des choix, donc s’engager….
Mais votre question est moins générale que ma réponse puisque vous parlez d’un engagement spécifique vis-à-vis du projet du Manoir des Livres.
Je pense que je réponds mieux à votre attente dans la réponse suivante qui, de ce fait, est un peu longue je m’en excuse.
J’ai commencé à connaître Michel Butor dans les années 1970 alors que j’étais étudiant en lisant un de ses livres : non pas La Modification comme beaucoup (livre que j’ai lu plus tard), mais Le Génie du Lieu paru chez Grasset en 1956, et plus particulièrement les lignes qu’il consacre à Ferrare dans cet ouvrage, sur les recommandations de Bernard Huet, un de mes enseignants.
Puis les hasards du métier m’ont fait travailler à Lucinges et j’ai alors vraiment rencontré Michel Butor à partir de 1996-1998, de façon très simple, alors que se construisait le programme de 16 logements sociaux situés dans la montée, à l’entrée du chef-lieu, et dont j’étais l’architecte.
Il faisait ses habituelles promenades avec son chien et je lui ai proposé un jour de visiter le chantier et les logements en cours de réalisation ; nous avons échangé sur leur disposition, les choix mis en œuvre, les balcons, le toit, le chauffage, etc… Il était comme toujours très intéressé par de multiples aspects.
Ces contacts se sont renouvelés au cours des années qui suivirent, au gré d’autres chantiers comme celui de la réhabilitation-extension du presbytère en aval de sa maison (2006), ou de l’espace périscolaire de l’école (2011). En 2000 avec des amis enseignants en école d’architecture, nous avions organisé au Couvent de La Tourette de Le Corbusier, une rencontre sur le thème Architecture et écriture. Comme je le connaissais un peu, j’avais invité Michel Butor à venir participer. Il répondit favorablement mais un voyage au Japon l’en empêcha au dernier moment. Pour préparer ces échanges Michel Butor eût la gentillesse de me recevoir quelques fois dans le bureau de sa maison pour poursuivre nos discussions. J’ai gardé mes notes et j’espère avoir un jour le temps de les reprendre car ce furent des échanges très éclairants.
En 2008, M. Bordet maire de Lucinges à l’époque, m’avait contacté pour me faire part d’un projet envisagé par la commune dans ce que l’on appelait le « château » surtout à cause de sa tour… Il souhaitait m’interroger de manière informelle sur la faisabilité et la possibilité de réaménager ce « château » autour du livre d’artiste, en lien avec Michel Butor : était-ce réaliste, envisageable au plan architectural et constructif ? À l’époque le projet n’était pas encore clairement identifié. J’ai donc pris le temps de mieux visiter les lieux et d’examiner les principes d’une réutilisation et d’une transformation dont les termes m’ont semblé possibles.
À l’initiative de la commune une première manifestation s’est tenue en 2009 dans le rez-de-chaussée du « château », alors simplement aménagé pour le rendre ouvert au public. D’autres suivirent ensuite, de façon annuelle jusqu’en 2014.
Ce qui a permis à beaucoup de se familiariser avec ces objets singuliers que sont les livres d’artiste, de voir des œuvres exposées dans ces lieux, ainsi que des présentations effectuées par Michel Butor, des lectures, des concerts, etc…
En 2013, notre équipe d’ingénierie a été retenue dans la cadre de l’appel à candidatures pour l’établissement d’un diagnostic concernant la réhabilitation du château en Maison du livre d’artiste, puis les choses ont continué jusqu’à ce jour où nous suivons le chantier sur la base du projet adopté par la commune de Lucinges en 2016.
Parallèlement j’ai adhéré dès sa création à l’Association Livres d’artiste initiée par Martine Jaquemet.
Comme vous le voyez ma réponse à votre question est donc faite de multiples ressorts.
J’ai accompagné ce projet de manière plutôt progressive et naturelle, avec une forme d’évidence, ou de naturalité vis-à-vis de son avancement.
Cette relative durée m’a permis aussi de prendre conscience que ce qui me semblait naturel, cette forme d’évidence comme je viens de le dire, n’était pas forcément partagée par tous, ce qui est compréhensible ; les livres d’artistes sont des objets particuliers, un peu élitistes peut-être, et l’œuvre de Michel Butor nécessite aussi de s’y intéresser, ce qui n’est pas le cas de tout le monde : la poésie ne se lit pas comme on lit le journal du matin.
Donc je cherche toujours à me placer dans une situation où j’essaie de faire comprendre et partager au mieux le projet architectural en en parlant, en l’expliquant, en le rendant compréhensible, en faisant visiter le chantier dès que cela est possible, de façon à le rendre aussi familier pour les autres qu’il l’est devenu pour moi. Enfin j’essaie !
Ce n’est pas exactement le cœur de ma pratique, c’est un de ses aspects. Je travaille aussi dans le domaine du logement social, ou des programmes d’équipements contemporains. Nous venons par exemple de terminer un petit restaurant scolaire à Ambilly.
J’ai toujours souhaité me confronter à la dimension particulière des édifices anciens, et je comprends dans cette catégorie le XXe siècle également.
Car c’est une discipline à part entière pour laquelle il faut se former. D’une certaine façon, je considère que ma pratique est plus « complète » en abordant cette dimension en complément de celle des édifices neufs. Et, dans le cas du Manoir des Livres, je suis comblé car il y existe cette double dimension d’une « matière ancienne » et d’une « matière neuve », si je peux utiliser ces formules.
En effet, comme c’est souvent le cas en matière de réutilisation, on associe ici un édifice existant conservé et une partie neuve, ce qui permet de répondre aux nouvelles fonctionnalités souhaitées pour le programme de l’équipement projeté.
Cette pratique de la transformation nécessite de déterminer des éléments de doctrine, de ne pas agir en fonction de son seul « bon plaisir », de regarder ce qui est là, d’analyser et de comprendre, d’être un peu archéologue, historien, de savoir les risques que l’on peut prendre ou non.
Cela nécessite d’avoir conscience aussi que les bâtiments anciens ont un potentiel et une structure spatiale et que l’on ne peut pas faire n’importe quoi avec ceux-ci. Je l’ai déjà évoqué, il faut passer du temps à les comprendre, à les « lire », pour s’engager dans un processus de transformation, d’agrandissement ou de réhabilitation. Cela relève un peu du rôle de passeur, passeur d’un état à un autre, en ayant conscience que les signes des usages antérieurs doivent toujours être lisibles. Ce mot de passeur est aujourd’hui parfois galvaudé, mais il est très signifiant pour des édifices qui ont souvent un âge qui nous dépasse largement et qui en ont vu d’autres comme on dit !
Lorsqu’il faut ajouter une extension, comme c’est le cas à Lucinges, la façon dont on le fait ouvre tout un champ d’hypothèses et de raisonnements. C’est un travail d’édification (au sens de penser et de faire) du sens nouveau que va prendre cet ensemble qui s’appellera Le Manoir des Livres, selon la belle proposition de Michel Butor. Il sera fait de choses anciennes et de choses nouvelles.
Il faut donc que cela puisse se comprendre, il y a une dimension didactique dans ce type de projet et pour cela le chantier nous aide à comprendre comment le bâtiment a évolué en dévoilant comment les murs se rencontrent ou non, les anciennes ouvertures, les placards bouchés, etc…
La question du sens est essentielle et avec elle de nombreux doutes !
Comme souvent les choses viennent du lieu même, de ce qui est déjà là. Je me répète un peu.
La maison existante avec son plan à 4 carrés, la tour médiévale, la pente du terrain dans ces versants du pied des Voirons sont des données qui forgent le caractère des lieux.
Ce sont des données fermes, à partir desquelles le projet architectural peut opérer, en prenant en compte les modalités techniques, les logiques de distribution, etc….
On s’appuie naturellement sur le programme demandé, on ne fait pas une école, ou un dispensaire, c’est une bibliothèque patrimoniale. Il faut donc chercher à approcher le sens intime de cette appellation qui n’est pas d’une première évidence…
C’est tout à la fois un lieu de conservation, un lieu de consultation, un lieu d’exposition et de présentation, un lieu de médiation et d’accueil des différents publics jeunes ou plus âgés. Un édifice est aussi un lieu de découverte du site, des relations avec le grand paysage et le paysage proche de Lucinges, lieu de promenade, lieu de découverte. L’architecture sert aussi à construire des cadres de vue qui qualifient les relations entre l’intérieur et l’extérieur, et ce qui dans cette partition associe le temps et l’espace. En japonais, il existe je crois un mot pour approcher cela, le Ma.
Il faut pouvoir montrer des choses car c’est un équipement ouvert au public, mais il faut aussi savoir ne pas tout ou trop montrer, et donner envie de découvrir ce qui reste caché. Il y a une forme d’interrogation qui doit être ménagée.
J’ai aussi beaucoup sollicité mes souvenirs d’échanges avec Miche Butor, de sa façon de parler de Lucinges, de son expérience de promeneur. Je me suis souvent nourri de cela en cherchant la position des choses, ou le dessin d’une relation. Cela ne se verra peut-être pas mais, comme je l’ai suggéré précédemment, son intérêt pour le Japon m’a un peu poursuivi dans ce travail.
Et puis bien sûr il y a mes propres musiques personnelles en matière architecturale, un certain intérêt pour la mesure en architecture, des architectes dont j’apprécie la travail (mais cela ne dit pas forcément grand chose, car c’est un peu un langage de spécialiste) comme Sverre Fehn, Rino Tami, Juan Coderch, etc… ou des philosophes comme Bruno Queysanne, et puis tant d’autres choses vécues, senties, vues, lues qui construisent l’approche d’une pratique.
_ Le premier enjeu relève d’une certaine évidence : ne pas trahir les attentes de la commune et de l’agglomération annemassienne qui se sont fortement investies dans ce projet, car ce ne sont pas des engagements faciles à porter en des temps ou les projets culturels sont souvent qualifiés d’élitistes ou d’inutiles.
En conséquence, nous essayons de travailler d’une façon qui soit la plus juste possible, au service du projet, de son programme et de ses futurs utilisateurs, ce qui demande une réelle exigence.
_ Nous avons projeté un établissement qui accueillera du public, ce qui implique de reconnaître les signes de cette transformation : ce n’est plus une maison d’habitation, ce n’est plus un espace domestique. Il y a de nouvelles fonctionnalités qui seront bien évidemment visibles et complémentaires de ce qui a préexisté jusque-là.
En parallèle il subsiste des choses intangibles, une certaine permanence, la forme forte du « château » et de sa tour, et l’environnement immédiat qui n’évolue pas et reste résidentiel. Il faut donc suggérer la rencontre entre des temporalités longues et courtes : globalement l’histoire de ce lieu, dans ce que l’on peut en connaître, remonte aux XVe-XVIe siècles, et les décisions dont nous rendons compte dans cette transformation relèvent d’un projet qui a muri en quelques années au début du XXIe siècle. La compréhension de ces temporalités croisées forme un deuxième enjeu, plus délicat à saisir et décrire. Pourtant il a nourri notre travail.
_ Enfin, et c’est trivial de dire cela, il faut que le projet final fonctionne, que ce soit un outil de travail efficace pour celles et ceux qui auront la charge de le faire vivre, de l’ouvrir à l’accueil des divers publics. Il faut aussi que ce soit le contenant le plus approprié pour le travail de présentation scénographique des œuvres qui seront exposées là : c’est comme une deuxième peau qui va prendre place pour habiller les murs intérieurs.
Cet enjeu rejoint peut-être le sens intime de ce que Michel Butor envisageait lorsqu’il évoquait le devenir du « château » en Manoir des Livres : un édifice situé, habité et vivant, ouvert sur les mondes qui l’environnent. C’est un enjeu complexe.