Catégorie: La parole à

Entretien avec Jacquie Barral, plasticienne

mercredi 10 août
La parole à

Présentation de Jacquie Barral :

Mon travail artistique prend différentes formes : le dessin, la peinture, le collage, la photographie, le numérique, la sculpture… Toutes ces disciplines peuvent s’entrecroiser, se compléter ou s’isoler selon mes différents projets et se condenser dans un livre d’artiste. Plus d’une centaine de livres et de multiples ont été réalisés et répertoriés dans un catalogue numérique mis à jour régulièrement.

Ma recherche universitaire et mon habilitation à diriger des recherches ont été aussi marquées par cet objet artistique ainsi que mon enseignement à l’université.

Le livre d’artiste et le livre-objet, sont souvent une sorte de laboratoire expérimental. Dans tous les cas entre les œuvres murales et les livres, il y a toujours des interférences et des liens profonds qui s’établissent.

Portrait Jacquie Barral

Comment est venue l’envie de réaliser et de publier des livres d’artiste / livres de dialogue ? Quand tout cela a commencé ?

Comment avez-vous commencé à collaborer avec Michel Butor ?

L’envie de réaliser des livres d’artiste a commencé par une rencontre en 1999 avec Bruno et Marijo Roy à leur maison d’édition Fata Morgana. La proposition de travailler à partir de poèmes d’Hölderlin traduits par M. Butor m’a fait découvrir alors cet objet : le livre d’artiste ou bibliophilique.

C’était très excitant d’intervenir directement sur le livre, déjà imprimé sur du Rives, avec mes outils habituels : graphite, crayon et craies de couleurs. C’était tendu aussi car il ne fallait pas rater son travail. Les livres étaient encore imprimés en caractères typographiques à l’imprimerie de la Vieille Charité installée à Montpellier depuis le Moyen-Âge. Une gâche était prévue par l’éditeur, mais somme toute assez réduite.

Les livres édités par Fata Morgana sont tous très beaux. C’est un grand plaisir de travailler avec cette maison d’édition, je dirais même un privilège et un vrai apprentissage. Le goût du livre d’artiste m’est vraiment venu à ce moment-là tel un espace artistique nouveau et plein de ressources.

Mais curieusement, quelques mois avant cette découverte, j’avais admiré en galerie à Paris un ouvrage de Georges Badin « illustrant » un poème inédit de Michel Butor et j’avais tellement aimé ce travail et ce poème, regardé et lu longuement, que j’avais pensé très profondément alors : je veux faire un livre comme celui-là avec ce poète !

Après ce premier ouvrage à Fata Morgana, j’ai fabriqué moi-même, sur une imprimante en noir et blanc, une collection dite Potentiels pour laquelle j’ai composé une vingtaine de petits ouvrages sur BFK Rives.

J’avais en somme attrapé le virus du livre d’artiste que je communiquais avec enthousiasme autour de moi : mes amis artistes, des écrivains et bien sûr les étudiants. À l’université de Saint-Étienne où j’étais enseignant-chercheur, j’ai créé en 2007 un master 2 professionnel, Édition-d’art – livre d’artiste, qui m’a permis de former des étudiants de tout bord (Lettres, Écoles d’architecture, Écoles d’art, Histoire de l’art, Arts plastiques…) à l’art du livre avec une équipe de professionnels investis auprès de Véronique Gay-Rosier qui dirigeait alors les « Cahiers intempestifs », et Valentine Oncins, écrivain et universitaire spécialiste du rapport texte/image.

Quand et comment s’est déroulée la première rencontre / collaboration ?

Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur le processus de création des ouvrages avec Michel Butor et sur la collaboration ?

L’art du livre, la bibliophilie, l’édition d’artiste, est un milieu de gens inventifs où l’on fait très vite connaissance par passion commune. C’est un espace de rencontres et de créations très actif et très ouvert. Michel Butor en faisait évidemment parti et il était un passeur extraordinaire dans ce domaine, acceptant beaucoup de propositions avec générosité.

Un ami commun, Georges Badin, me conseilla de travailler avec lui sur des projets personnels ; après une première visite à Lucinges, j’envoyais par la poste les huit leporelli pour Le rameau sensible et les huit feuillets, Performance d’une branche, manuscrits au crayon gris par Michel Butor. Pour la réalisation du leporello, il s’agissait d’introduire des mots manuscrits du poème dans mon dessin comme premières traces dessinées sur la feuille de papier. Ou bien j’envoyais un début de dessin où Michel introduisait ses mots au crayon pour le continuer ensuite. On se téléphonait, et on passait par les PTT qui nous égaraient parfois les colis.

Michel Butor était un maître en la matière. Son expérience était immense. J’ai beaucoup appris en travaillant avec lui.

Quand j’avais une idée de livre, je lui téléphonais, lui en parlais ; il comprenait tout de suite l’objet à venir, apportait ses idées, finissait toujours par émettre un doute sur sa capacité à trouver ou écrire un texte avec une modestie étonnante ; à chaque fois, le projet lui ayant plu par sa nouveauté, faisait que miraculeusement et par retour du courrier, j’avais un texte correspondant parfaitement au projet dans ma boîte aux lettres. C’était magique !

Michel était d’une réactivité stupéfiante. Sa connaissance de l’art, des artistes et ses années d’apprentissage auprès d’un ami de son père, graveur, avec lequel il avait appris le dessin et la gravure, lui donnaient toutes sortes d’entrées possibles dans la création même du livre. Et puis il adorait ça. Une grande part de son œuvre poétique se présentait comme une réponse aux propositions artistiques que nous lui faisions, nous, les artistes, constituant au final une sorte de confrérie dont le siège était à Lucinges, à l’écart, et dont les œuvres se retrouvaient répertoriées sur un gros ordinateur et collectionnées dans sa maison-musée-atelier-bureau-bibliothèque. Qu’elle soit devenue aujourd’hui une résidence pour écrivains et artistes, est bien dans la logique des choses.

Pouvez-vous nous présenter votre mode de travail ?

L’idée d’un livre d’artiste peut émerger aussi bien à partir de travaux réalisés en amont, que d’une rencontre avec un écrivain ou la découverte d’un texte, car entre mes réalisations de livres d’artiste ou mes travaux d’ateliers, il y a des interférences. C’est un va-et-vient constant. Par exemple, je réalise en 2020 l’ouvrage « A phrases perdues » avec deux textes, un de Bernard Noël et l’autre de Valentine Oncins, en ayant déjà l’idée d’un livre sur le thème de l’oubli et de l’effacement ; j’étais certaine de poser les deux écrits comme en diptyque dans l’architecture de l’ouvrage. Mon travail artistique qui devait fonctionner en diptyque lui aussi, ne va se concrétiser qu’après une réalisation de cinq grands dessins intitulés « images souterraines ». J’utilise des éléments de ces dessins et mets en relation avec le diptyque textuel, une peinture effacée sur transparent et un rehaut avec la même peinture d’un détail d’un des dessins, photographié. Dans ce cas précis, ce sont bien les cinq dessins qui servent de laboratoire ou de fabrique pour cet ouvrage. Inversement, c’est souvent un livre d’artiste qui ouvre à d’autres travaux de plus grand format comme Broussaille de bleu réalisé avec James Sacré en2020, qui a donné lieu ensuite à une exposition : Bleu+noir+rouge…en 2022.

En fait, les créations s’enchainent toujours. Il y a un fil conducteur. Les idées viennent les unes à la suite des autres. Et c’est tout un cheminement, dans le cas du livre d’artiste, qui s’active grâce au texte proposé par l’écrivain. Celui-ci est le déclencheur de nouvelles formes sensibles. La réponse à une interpellation, celle d’un autre imaginaire, d’une autre poésie, permet d’évoluer dans son art.

Avec Michel Butor l’échange se faisait très vite et à double sens. Soit il répondait à une proposition, soit je partais d’un texte envoyé par lui après l’annonce d’un projet encore émergeant, un simple dessein en somme, qui se précisait avec l’arrivée du texte. Il y avait comme des mots qui reliaient texte et image, qui faisaient charnières, articulations entre mes créations et les siennes. Des mots clés faisant signes pour lui et pour moi. Comme si son langage « s’abstractisait » pour devenir un signe pur, l’essence d’un mot, ou un fragment d’écrit chargé d’une pluralité de sens, devenant porteur de signes dessinés, ou de collages de couleurs… Ma lecture du texte de M. Butor allant en quelque sorte à la source de son propre travail d’écriture, quand les mots jaillissent, ou s’imposent. Mots advenant à leur tour, dans le regard de Michel Butor sur mon travail.

Le « Dialogue » dont parle Yves Peyré est très serré, en amont même des décisions de l’auteur et de l’artiste.

Et puis, le goût de Michel pour le collage (art du rapprochement impromptu) que l’on retrouve dans la structure même de ses textes, permettait une ouverture extraordinaire de ses écrits poétiques à l’œuvre d’un autre.

Combien de livres d’artiste avez-vous réalisé ensemble ?

Les Saisons de l’Humilité, Monologue de la momie chez Fata Morgana. Vacillation avec l’atelier de sérigraphie d’Andrézieux, Visage-Rivage avec Christel Valentin aux éditions GSB, Le Rameau sensible, Performance d’une branche, Installations provisoires, réalisées par moi-même… Les ouvrages faits avec Michel Butor furent très différents les uns des autres.

Je faisais appel à lui pour de vraies aventures, des projets totalement nouveaux. On partait en voyage à deux sur des pistes improvisées. J’avais besoin par exemple d’un texte à lire dans tous les sens pour faire un livre en verre, je téléphonais aussitôt à Michel Butor. Et cette collaboration provoquait la création des dix exemplaires d’Installations provisoires, présentés à la galerie l’Oujopo à Lyon lors d’une exposition.

Il y a eu aussi des ouvrages édités par Fata Morgana, reposant sur le projet de l’éditeur et selon une construction d’ouvrage conçue par David Massabuau et Bruno Roy. C’est le cas du Monologue de la momie. Dans ce cas, le livre dit de dialogue se poursuit à trois, quatre voix. C’est une alchimie de plusieurs pensées… c’est cela qui est à la fois complexe et passionnant.

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ? Des productions en parallèle du livre ?

Dans mon atelier à Montpellier ou mes ateliers transitoires, il y a toujours des travaux à l’état d’idées ou en cours, parallèles à des projets de livres. Dernièrement, j’ai préparé et participé à trois salons de livres d’artistes ou de petites éditions : celui de Nant dans l’Aveyron et de Saint-Antonin-de-Noble-Val en mai, et prochainement celui de Lucinges en octobre. Ainsi qu’une exposition à St-Etienne en juin 2022 à la galerie de la médiathèque Jules Verne. Cette exposition a mis en regard des livres d’artiste colorés, avec des travaux au mur : photographies, peintures, dessins, sérigraphies et œuvres numériques.

Je travaille actuellement à deux ouvrages : un livre avec James Sacré dont le point de départ expérimental est une peinture faite durant l’été 2020. Les peintures sont réalisées ; il va falloir construire la PAO, décider de la réalisation finale. Et un livre d’artiste avec Jean-Noël Blanc qui comprendra aussi un dessin à 3D sous verre. Il y a aussi des projets encore à l’état d’ébauches, ils viennent en tête de temps en temps, ils se précisent. Il faut sans doute une forme de maturité pour réaliser un livre, car l’objet est vraiment complexe et se redéfinit, se réinvente à chaque fois. Il faut du temps, laisser venir les évidences.

Pour aller plus loin : 

Quelques sites :

www.jacquiebarral.com

http://www.fatamorgana.fr

https://dossier.univ-st-etienne.fr/scd/public/livres_artistes/index.html

https://515m.fr/barral.php

https://lerealgar-editions.fr/

Collections publiques et privées :

  • Bibliothèques : BNF / Sainte-Geneviève Paris / Doucet Paris / Bibliothèque universitaire Saint-Étienne / Artothèques : Angers / Artothèque-Idéograf Saint-Étienne / Médiathèques : Valence / Istres / Anglet / Uzès / Emile Zola, Montpellier / Guéret / Rouen / Jules Verne, Ricamarie / Bibliothèque Carré d’Art, Nîmes / Maison de l’Université, Saint-Étienne…
  • Musées, centres d’art : Art moderne, Saint-Étienne / Collioure / Séoul, Corée du sud / Musée des Beaux-Arts, Montbéliard / H. Rigaud, Perpignan / Musée du petit format, Viroinval, Belgique / Centre culturel le Bief, Manufacture d’images, Ambert / Le Gac, Annonay / Manoir des livres, Lucinges…
  • Collections privées : Matcheret, Céret / Fata Morgana, Saint- Clément / Cahiers intempestifs, Saint-Étienne / Passage d’encres, Romainville / Ecbolade, Nord / éd. Galerie Schumm-Braunstein (GSB), Paris / Collection G. Monin, Lyon …