Bonjour à tous les lecteurs et amateurs de littérature et d’art de l’Archipel Butor.
Je m’appelle Jonathan Devaux, j’ai 41 ans. J’ai grandi dans le sud de la France où
j’habite toujours — depuis 2021 à Aigues-Vives, entre Nîmes et Montpellier. Je
suis libraire spécialisé dans les livres rares, autographes, manuscrits et oeuvres
d’art sur papier. Je suis très honoré d’être sollicité pour répondre à quelques
questions sur mon métier d’autant qu’aussi loin que je m’en souvienne, Michel
Butor est ma première rencontre physique avec un grand écrivain : il était le
parrain de ma promotion l’année où j’ai passé mon bac au lycée Philippe Lamour,
à Nîmes, en … 1998 ou 1999, et nous avait rendu visite pour faire des lectures.
J’en garde un souvenir ému. Après des études en Lettres Modernes à l’Université,
financées par un job à mi-temps à la Librairie Gibert Joseph de Montpellier,
jusqu’à un doctorat sur les rapports entre Littérature et Peinture dans la
génération symboliste de la fin du XIXe siècle en France et en Belgique, j’ai
enseigné pendant plus de 15 ans dans le Supérieur, à l’Université de Montpellier,
de Nice et enfin de Nîmes, tout en menant une vie de musicien semiprofessionnel.
J’ai quitté l’Université en 2021 pour me consacrer entièrement à
ma librairie.
Plusieurs facteurs, événements et rencontres y ont contribué. Je crois qu’il faut
avoir soi-même une âme de collectionneur : depuis que je suis tout petit, tout y
passe : les pin’s, les timbres, les pierres, les cartes de sport, les cassettes/cds/
vinyles ! Puis, étudiant en lettres et passionné de littérature, un grand professeur
de l’Université de Montpellier, Pierre Citti, qui fut ensuite mon directeur de
mémoire puis de thèse, m’a fait découvrir la littérature symboliste belge de la fin
du XIXe siècle (Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren). Ce fut une véritable
révélation et, dès lors, j’ai cherché à réunir leurs oeuvres pour me constituer une
bibliothèque idéale de cette période. J’étais étudiant et peu fortuné donc j’ai
commencé par les éditions contemporaines de poche. Puis, à l’occasion d’un noël
familial à Bruxelles, où ma tante travaillait à l’ambassade, mon oncle, lui aussi
grand collectionneur d’objets et oeuvres d’art, m’a fait découvrir tous les
bouquinistes et libraires spécialisés dans les livres anciens de la capitale belge.
Grâce à sa générosité, ma collection de livres anciens a commencé !
Une fois en doctorat, en co-tutelle avec la Belgique, mon sujet de thèse m’a
amené à travailler avec les Archives et Musée de la Littérature, à la Bibliothèque
Royale de Belgique, où je passais des journées entières, parfois des soirées, dans
l’intimité des dédicaces, manuscrits et correspondances de mes auteurs favoris,
sous la protection d’un chercheur et ami, Fabrice Van de Kerckhove. Ma
rencontre avec le libraire Pascal de Sadeleer, à l’occasion d’un dîner chez
Adrienne Fontainas chez qui je séjournais pour travailler sur des correspondances
entre le poète André Fontainas et l’écrivain belge Eugène Demolder, a alors été
déterminante pour le futur. Il a été un véritable mentor et est devenu un ami.
C’est sous sa protection bienveillante que j’ai eu accès à des trésors inestimables
pour mes recherches et que j’ai forgé bon nombre de mes connaissances dans la
description des livres rares et des vieux papiers. Ses catalogues sont une mine
d’or pour la période symboliste.
Lassé par le milieu universitaire moribond, — que les périodes de confinement
dues au Covid n’ont pas arrangé —, et ne pouvant vivre que de la recherche en
littérature, j’ai décidé de réorienter mon travail en ouvrant ma librairie
spécialisée en ligne et ainsi poursuivre ma passion pour les vieux papiers d’une
autre manière.
J’ai ouvert la librairie À la Demi-Lune le 1er janvier 2019 alors que j’étais encore
en poste à l’Université de Nîmes, après avoir solidement enquêté auprès de
quelques confrères bien installés dans le métier depuis de nombreuses années
afin de m’assurer de la viabilité de mon projet. J’ai commencé par injecter des
ouvrages de ma collection personnelle, puis j’ai acheté mes premiers lots de
livres en brocante et en salle des ventes, à Nîmes et Montpellier. Le choix du
nom s’est très vite imposé : c’est un hommage à « la Demi-Lune », la dernière
demeure du peintre et graveur belge Félicien Rops (1833-1898), de son gendre
l’écrivain Eugène Demolder (1862-1919) et de sa fille Claire Demolder-Rops
(1871-1944), à Corbeille-Essonnes, en région parisienne. À la fin du 19e siècle,
ces trois-là y ont pour ainsi dire tenu salon, recevant tous les artistes francobelges
de l’époque et y concevant toutes sortes de projets de livres, dont
l’histoire littéraire à surtout retenu ceux réalisés avec le voisin Alfred Jarry. J’ai
eu la chance, — et je continue d’ailleurs à le faire au travers de ma collection —,
de travailler sur ce trio artistique important des lettres de langue française de
Belgique.
La librairie à la Demi-Lune est pour l’instant ce qu’on appelle une « librairie en
chambre ». Je travaille chez moi et reçois mes clients sur rendez-vous. Je me
déplace beaucoup pour chiner des livres et des autographes chez les particuliers,
chez les confrères et en salle des ventes, réaliser des expertises, livrer mes
clients, etc. J’aime ce contact humain et en ai besoin pour avancer. Pour le reste,
mon activité de vente se déroule principalement en ligne sur les plateformes
spécialisées tels que Ebay, Catawiki, Abebooks et Livrerarebook où je vends à
prix fixe ou aux enchères. Je réalise deux ou trois catalogues à prix marqués par
an que je diffuse exclusivement de manière numérique. J’ai un site internet dans
les tuyaux depuis quelques années, mais je n’ai toujours pas trouvé le temps de
le mettre en ligne ! Je projette d’ouvrir une boutique physique à Aigues-Vives qui
sera aussi un lieu d’expositions temporaires, voire, soyons fous, une galerie d’art
! Il y a tant d’artistes avec qui je suis en contact ou que j’admire, tout
simplement, et que j’aimerais mettre à l’honneur dans mon petit village : Anne
Slacik, Sylvère, Marie Hugo, Julius Baltazar, Pierre André Benoit, etc. Et je
pourrais ainsi organiser des rencontres et expositions autour du livre d’artiste !
J’ai toujours, en tant que collectionneur et chercheur en littérature, manifesté un
attachement profond au dialogue entre les arts, à l’intermédialité et aux
immixtions d’un art dans un autre. J’ai beaucoup travaillé, pour ma thèse, sur les
questions d’ekphrasis et de transposition d’art entre 1886 et 1914. Il y a donc un
terrain favorable, par ce biais, une sensibilité déjà accrue aux relations texte/
image/support et à toutes leurs potentialités. Ensuite, à l’ouverture de la
librairie, en 2019, c’est encore une rencontre, puis une autre rencontre, puis
encore une autre, qui m’ont ouvert la voie spécifique du livre d’artiste. Je dois à
mon collègue de l’Université de Nîmes, Jean-Louis Meunier, mon premier éveil à
ce type de livres. Jean-Louis a fréquenté tellement d’écrivains et d’artistes ! Il a
mis entre mes mains des livres des éditions PAB qu’il a collectionnés toute sa vie
et dont je n’oublierai jamais l’effet révélateur qu’ils ont eu sur moi. Il a
également réalisé de nombreux livres d’artiste dans les années 80/90 sous le
nom de La Balance avec des peintres, graveurs et poètes contemporains. Les
premiers livres d’artiste que j’ai vendus venaient de son fonds éditorial. Il m’a
pour ainsi dire mis le pied à l’étrier. Ensuite, mes ventes en la matière, mon
sérieux et la qualité de mes descriptions, ont commencé à attirer l’oeil de
certains éditeurs et artistes qui m’ont contacté directement pour nouer des
partenariats, comme l’artiste Anne Slacik, l’écrivain Bernard Teulon-Nouailles ou
encore les Éditions du Bourdaric de Renaud Vincent à Valon Pont d’Arc, par
exemple. Il est vrai que lorsqu’on commence à proposer à la vente des livres
d’artiste d’Anne Slacik, Robert Combas, Claude Viallat, Lucien Clergue, André-
Pierre Arnal, Michel Houellebecq, Vincent Bioulès ou Loïc le Groumellec, ça fait
forcément un peu de « buzz » dans le milieu de la bibliophilie contemporaine.
Ma dernière rencontre importante en la matière, par l’entremise d’Anne Slacik, est celle avec la famille Martin, héritière de Pierre André Benoit et créatrice des
Éditions de Rivières dont je viens de réaliser un catalogue de 100 livres d’artiste
que j’ai le plaisir de partager avec les lecteurs de l’Archipel Butor !
Comme je le disais précédemment, j’achète ou prends en dépôt des livres, au fil
des rencontres. Je suis également à l’affût de tout ce qui peut passer en salle des
ventes. Je vais à la rencontre d’écrivains et artistes créatifs dans ce domaine
pour parfaire mes connaissances et enrichir mon fonds. Je rêve par exemple de
mener un travail avec l’atelier Lucien Clergue autour des livres d’artiste du
photographe. Je projette également de rendre visite à Robert Lobet des éditions
La Margeride, dans son atelier. Il en découlera peut-être quelque chose, qui sait ?
A l’heure actuelle, j’ai plus de 300 livres d’artistes dans mon fonds.
Je travaille depuis un an sur un catalogue réunissant une sélection de 100 livres
d’artiste des Éditions de Rivières — sur les 1200 créés entre 2002 et 2020 ! — de
Jean-Paul Martin (1948-2020), cousin et héritier du poète, artiste et éditeur
alésien Pierre André Benoit (1921-1993). Michel Butor a réalisé une centaine de
livres chez Rivières. Mon catalogue, qui n’a aucunement la prétention d’être
exhaustif, en présente une quinzaine. Je me devais donc de répondre à votre
question en commençant par là où tout a commencé pour moi : par Butor ! Mais
qu’il est difficile de faire un choix parmi tant de beautés poétique et plastique. Si
je devais en garder un pour ma bibliothèque personnelle, ce serait le coffret de
trois livres d’artistes : Entretiens Instantanés / Mexique / Argentine / Brésil
présentés au numéro 37 de mon catalogue, non seulement car les textes sont
une invitation au voyage en Amérique du Sud à travers une série de cartes
postales poétiques de Butor, mais aussi parce que chaque exemplaire unique est
enluminé par trois artistes que j’affectionne tout particulièrement : Lucien
Clergue pour Mexique ; Anne Slacik et ses bleus pour Argentine ; et Claude
Clarbous pour Brésil. Ah si je pouvais garder tous les livres peints par Anne pour
ma seule contemplation ! Mais il faut que ces livres circulent et émerveillent
d’autres yeux que les miens, sinon à quoi bon faire ce métier !
Outre cet auteur et ces trois artistes, j’ai eu deux autres révélations en
travaillant sur ce catalogue. La première a été ma rencontre avec l’artiste
Sylvère, à Aubarine, dans le Gard, en septembre 2023. Sylvère a réalisé pas
moins de 300 livres peints pour les Éditions de Rivières ! C’est absolument
vertigineux. La visite de son atelier m’a beaucoup marqué. C’est un artiste
fascinant qui n’a pas la reconnaissance nationale et internationale qu’il mérite. Il
a désormais plus de 90 ans. Il serait temps ! Sa peinture me donne l’étrange
sensation de renouer avec les débuts de notre humanité tout en ayant les deux
pieds bien ancrés dans notre contemporanéité. Je ne sais comment l’expliquer
mais il réussit par sa peinture ce tour de magie, car il y a de la magie là-dedans,
de nous ramener à la préhistoire, en 2024 !
L’autre magicien de Rivières, à mon goût tout à fait personnel et subjectif, c’est
Julius Baltazar que j’ai davantage découvert à l’occasion de la rédaction de
catalogue. Je présente six de ses livres peints. Si je devais n’en garder qu’un ce
serait son Piano fou avec Salah Stétié, présenté au numéro 78 de mon
catalogue. Je crois qu’il y a là la combinaison parfaite de tout ce qui peut me
charmer dans un livre : la rencontre de la poésie, de la peinture et de la
musique. Le livre d’Anne Slacik et Michel Butor, Petit orchestre portatif, dont j’ai
vendu un exemplaire il y a un an, m’avait envouté de la même manière.
Mais ce n’est pas tout : il y a tout un tas de trésors à découvrir dans mon dernier
catalogue en suivant ce lien :