Catégorie: La parole à

Agnès, Cécile, Irène et Mathilde. Les 4 filles de Michel Butor, au sujet de la création d’une maison d’écrivain

vendredi 17 janvier
La parole à

Quatre questions aux filles de l'écrivain

En juin 2018, les filles de Michel Butor répondaient aux questions d’Annemasse Agglo au sujet de la transformation de la dernière demeure de leur père en maison d’écrivain.

 

La Maison de Michel Butor

Que représentait cette maison pour votre père, et quelles images, souvenirs, vous viennent à l’esprit à l’évocation de cette maison ?

Cette maison était, pour mes parents, un lieu de vie et de travail, un endroit pour conserver tous leurs trésors, accumulés au fil des voyages ou des travaux réalisés avec les artistes. Et aussi une maison de famille pour recevoir enfants et petits-enfants. Des souvenirs de fêtes de famille, de rencontres aussi avec les artistes que côtoyait mon père, l’atmosphère du bureau.

C'était son refuge. Loin des querelles citadines. A l'écart. Ils avaient aménagé la grange avec ma mère, elle avait son atelier en bas et lui son bureau en haut. Chacun avait son espace, identique à celui de l'autre, mais différents à la fois, chaque espace adapté à chacun.

Cette maison était, pour mes parents, la maison dans laquelle ils passeraient la fin de leur vie. Avant, nous vivions à Nice et nous pensions, mes sœurs et moi, que la maison que nous avions alors était notre « maison pour toujours ». Le départ de Nice a donc été difficile, bien que nous sachions que nos parents étaient bien mieux à Lucinges. Ils s’étaient rencontrés, jeunes, à Genève. Donc c’était comme une évidence de revenir dans le coin, où ils ont retrouvé leurs attaches, leurs amis de jeunesse. Par la suite, ils ont su s’aménager des pièces « à eux » : le bureau pour mon père, l’atelier de couture pour ma mère. Pour mes enfants, cette maison est la maison de leurs grands-parents, avec qui ils ont passé du temps étant petits. Et puis quelle vue depuis le jardin !

Cette maison était pour mon père à la fois un lieu de travail et un refuge pour se reposer entre les voyages. Il aimait la tranquillité qu'il y trouvait. C'était aussi notre maison de famille, où mes parents nous recevaient souvent, où nous passions Noël, où avec mon mari et mes enfants nous venions chaque été. Je revois mon père lisant sur le fauteuil de son bureau, travaillant derrière son ordinateur, ou de retour de sa promenade matinale. Je le vois aussi cueillant les dernières roses d'automne pour les mettre dans un vase sur la grande table du salon, ou riant à gorge déployée d'une histoire qu'il nous racontait.

Qu’attendez-vous de ce projet de "maison d’écrivain" ?

Ce projet de maison d’écrivain permet de garder le souvenir de son bureau, où a pu se déployer tout son univers de travail au quotidien, (comme il n’avait pas eu l’occasion de le faire avant avec autant d’ampleur, par manque de place). Il permet aussi de garder dans son état et de rendre accessible cette belle maison qui a toute sa place dans le village et qui pourra en acquérir une encore plus importante avec le développement du projet. Je serai très heureuse de pouvoir revenir dans cet endroit et de le voir tel qu’il était et en même temps vivant. Mes parents auraient été comblés de savoir que leur maison devenait une résidence d’artistes, qui plus est pour réaliser des livres d’artistes ou des coopérations entre musiciens et écrivains. Peut-être la première résidence d’artistes de ce type en France. Et mon père aurait été émerveillé de savoir que sa bibliothèque était conservée sur place, en l’état et accessible à la consultation.

Je ne sais pas.

Je tiens à ce que l’esprit des lieux soit conservé. Je trouve que l’ouverture de ces lieux est tout d’abord formidable pour les chercheurs, tant pour la bibliothèque de mon père que pour l’environnement qu’il y a autour (la maison, les œuvres, etc.). Mon père a conservé les livres d’art qu’il a utilisé pour lui-même créer. Les chercheurs pourront donc comprendre comment sont nés les processus de création. En tant que scientifique moi-même, j’ai eu l’occasion de participer à des résidences d’artistes : c’est tellement plus simple de travailler quand on est à l’intérieur d’un tel lieu ! Et puis rendre ces lieux accessibles pour le grand public est aussi pour moi l’occasion d’aller contre l’image d’ « écrivain intellectuel inaccessible » dont il avait l’image, alors qu’il était comme tout le monde !

J'espère que ce projet permettra de conserver une trace du travail de mon père, en particulier dans sa relation aux artistes. C'est le moyen de préserver un peu de l'atmosphère qu'il avait créée, ce mélange d’œuvres d'art, de livres, d'objets des quatre coins du monde, et de curiosités anciennes que lui avait léguées sa famille. Cela a permis également que sa bibliothèque de travail ne soit pas dispersée, comme si un peu de lui restait. Cette maison d'écrivain est aussi pour moi un beau moyen d'offrir à des artistes un lieu de création, de rencontre et de complicité artistique, et de prolonger ainsi envers eux l'hospitalité qui était si importante pour mes parents.

Comment imaginez-vous le lieu dans 5 ans ?

Il y la possibilité d’un très intéressant développement pour Lucinges entre les 3 lieux et ce qui pourra se greffer autour. Les séjours et les expositions liés aux résidences d’artistes et à l’activité du Manoir et de la bibliothèque amèneront du monde. J’imagine la maison d’écrivain comme un lieu ouvert au public pour profiter du jardin et des expositions, ateliers, concerts, spectacles.

Je suis dans l'expectative. J'aimerais ce lieu vivant et en continuation de l'œuvre de mon père. On va voir !

J’imagine un lieu visité régulièrement par tous les publics, habité par des chercheurs et des artistes. Je vois dans la grande pièce un atelier ou un lieu d’exposition. Bref, un lieu polyvalent très vivant, où l’on peut faire plein de choses différentes.

Je souhaite de tout cœur que les résidences d'artiste soient un succès et permettent la réalisation de livres splendides. J'imagine dans cinq ans un lieu actif, associé peut-être à une fête/marché du livre d'artiste biannuelle, organisant des parcours-expositions en relation avec la fondation Bodmer par exemple, accueillant des concerts, ou des lectures.

Si vous deviez décrire votre père en 3 mots ?

Un savoir encyclopédique, une curiosité très ouverte et donc bénéfique pour l’épanouissement de la culture, un travailleur et un voyageur infatigable, toujours prêt pour de nouveaux projets, de nouvelles rencontres, de nouveaux voyages et fidèle à ses amis artistes. Le plaisir aussi de faire avec ses mains (les cartes postales, les cadeaux pour ma mère) d’écrire à la main.

Un poète, un vieux sage et un grand-père qui arpentait les sentiers accompagné de ses chiens.

Voyageur, érudit et inventeur. Voyageur tant dans le monde que dans l’esprit ; Erudit parce qu’il avait une connaissance encyclopédique et une mémoire incroyable ; Inventeur parce qu’il a inventé des choses qui n’existaient pas, notamment dans la littérateur du XXe siècle (quand il a écrit « Boomerang » ou « Mobile », il a fait quelque chose qui n’avait jusqu’ici jamais existé) ainsi que dans le domaine des livres d’artiste (en béton, en bois, etc.).

Le début du poème de Baudelaire "Le voyage" me vient à l'esprit : "Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, L'univers est égal à son vaste appétit. Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes! Aux yeux du souvenir que le monde est petit!" Donc un des mots serait "Voyageur", un autre sûrement "Bon vivant", aimant rire, et puis "Passionné", vibrant de cet amour de l'art (littérature, mais aussi peinture, mais aussi musique) et des artistes, contemplant aussi bien la beauté de la nature, que celle des objets les plus simples.

Le fou rire de Michel Lucinges, 2004, photo de Marc Benita