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Patricia Cartereau et Éric Pessan : lauréats de la résidence de création 2025

vendredi 10 janvier
La parole à

Pour la 4ème édition de sa résidence de création, l’Archipel Butor a la chance d’accueillir à Lucinges Patricia Cartereau et Éric Pessan.

Nous leur donnons la parole pour faire connaissance 

La maison d'écrivain Michel Butor, 2020 ©Archipel Butor

Présentation de Patricia Cartereau et Éric Pessan

Patricia Cartereau : 

Depuis mes études à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes, je dessine et peins. Je participe à des résidences d’artiste et expose régulièrement dans des musées, des galeries et des centres d’art. J’ai réalisé à plusieurs reprises des dessins muraux éphémères (pour des expositions) ou durables (pour des commandes publiques). Mon travail est présent dans plusieurs collections publiques (artothèques, musées). J’ai également collaboré avec des écrivains pour la réalisation d’ouvrages édités, et effectué des performances lors de lectures-dessinées. La marche et l’exploration d’un territoire sont au centre de mon travail, questionnant le paysage sous forme fragmentaire, avec une attention au vivant végétal, minéral, animal.

http://patriciacartereau.hautetfort.com/ 

Éric Pessan : 

J’écris des romans, du théâtre, de la poésie, de la littérature jeunesse. Je suis l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages qui tous se déroulent ici et maintenant, dans notre monde dont j’éprouve chaque jour la complexité, la rudesse et la joie.
Dernières publications : Ma tempête (roman, éditions « Aux Forges de Vulcain »), Une belle fille avec un fusil (théâtre, « Lansman éditions »), Faire émerger les mots / La poésie on s’en balek (poésie, éditions « LansKine »), Théorie du Coyote (essai, éditions de « la Clé à Molette ») et Le soleil est nouveau chaque jour (à « l’École des loisirs »).

 

Vous êtes les les lauréats 2025 de la résidence livre d’artiste organisée par l’Archipel Butor dans la demeure de l’écrivain Michel Butor. 

Quelles ont été vos sources de motivation pour candidater ?

PC :

– L’envie de retravailler avec Eric. Nous avons travaillé ensemble sur quatre éditions, à chaque fois de manière différente. Pour celle-ci, nous nous sommes définis un nouveau protocole de travail, en approfondissant encore davantage notre rapport au lieu et au geste, voire en le radicalisant avec l’idée de fabrication de livres pauvres.
– Le lieu : nous ne connaissons ni l’un ni l’autre ce territoire, il était important pour nous de le découvrir en même temps pour pouvoir travailler à partir de ce terreau/terrain commun. J’ai été invitée plusieurs fois sur d’autres territoires en Haute-Savoie par diverses structures artistiques.
– La chance de lire et de regarder de près l’œuvre de Michel Butor, d’y être en immersion.

EP : Par quatre fois déjà, j’ai travaillé avec Patricia Cartereau. En 2004, pour un livre d’artiste publié par les éditions « Joca Seria » : doudous (livre épuisé). En 2007, où nous avons fait une résidence commune en Italie, non loin de Turin (et qui a donné lieu à la publication de L’écorce et la chair aux éditions « Le Chemin de fer »). En 2013 où nous étions ensemble conviés à participer à une exposition dans un domaine départemental en compagnie d’une vingtaine d’artistes (qui a donné l’impulsion de notre livre La Hante, publié en 2015 à « l’Atelier contemporain »). Puis en 2018 nous avons résidé à Marseille, à la Marelle, avec le projet d’arpenter le GR 2013 et de mêler nos pratiques (nous avons écrit et dessiné tous les deux). De cette expérience est né l’ouvrage Le long des fissures (« l’Atelier contemporain », 2023) et une série de lectures-dessinées performées – une quinzaine de dates. 

C’est beaucoup et c’est peu : nous partageons nos vies depuis trente ans, nous voyons au quotidien ce que fabrique l’autre. Si l’envie de croiser nos pratiques artistiques est récurrente, il a toujours fallu des impulsions extérieures pour nous décider à travailler ensemble. C’est la raison pour laquelle nous avons postulé à cette résidence croisée pour expérimenter et tester ce que nous ne pouvons faire au confort de nos ateliers. Les lieux transdisciplinaires sont assez rares, c’était l’occasion rêvée pour initier un nouveau projet avec Patricia.

"La Hante", de Patricia Cartereau et Eric Pessan, aux éditions "l’Atelier contemporain", 2015
"La Hante", de Patricia Cartereau et Eric Pessan, aux éditions "l’Atelier contemporain", 2015
"L’écorce et la chair", de Patricia Cartereau et Eric Pessan, aux éditions « Le Chemin de fer », 2007
"L’écorce et la chair", de Patricia Cartereau et Eric Pessan, aux éditions « Le Chemin de fer », 2007
"Le long des fissures", de Patricia Cartereau et Eric Pessan, aux éditions "l’Atelier contemporain", 2023
"Le long des fissures", de Patricia Cartereau et Eric Pessan, aux éditions "l’Atelier contemporain", 2023

Connaissiez-vous l’œuvre de l’écrivain Michel Butor ?

PC : J’ai découvert l’écrivain Michel Butor en lisant La Modification, j’avais 20 ans et ce fut une grande claque. Depuis j’ai lu quelques-uns de ses textes en lien avec des artistes peintres.

EP : C’était en 2009, les éditions « Argol » venaient de publier une monographie consacrée à Michel Butor, et présentait le livre au Lieu Unique, la scène nationale de Nantes. Cette même année, nous avions lui comme moi donné un texte à un éditeur confidentiel : « Circa 1924 » (Poissons primitifs pour lui, Le livre parfait pour moi). Je me suis invité au restaurant à l’issue de la rencontre. Il était temps que je le rencontre enfin. Michel Butor, je l’avais loupé à plusieurs reprises dans les bureaux de mon premier éditeur (« La différence »), on m’annonçait qu’il était passé le matin même ou la veille. Je devais l’interviewer pour la Maison de la poésie de Nantes mais il avait été contraint d’annuler sa venue au dernier moment. J’ai totalement oublié ce que nous nous sommes raconté ce soir-là. J’étais simplement heureux de le croiser. À vingt ans, j’avais lu La Modification et L’emploi du temps, puis j’avais continué de loin en loin à lire ses livres. Ce que je voulais lui dire c’est qu’il montrait une voie où il était possible de ne jamais se laisser enfermer dans un genre littéraire précis. Je ne sais pas si j’ai osé. Quand je me trouve en présence de quelqu’un d’important, le plus souvent je me tais et j’écoute.

Comment imaginez-vous le temps de résidence ?

PC : Nous envisageons des dessins-textes-promenades : aborder le paysage de façon fragmentaire, en privilégiant le détail. Regarder avec notre sensibilité ce que d’autres yeux ont vu, ou pas.
Dans un premier temps nous souhaitons explorer ce territoire de Lucinges, à pied. La majeure partie de mes réalisations commencent par la marche et l’exploration d’un territoire. Être en mouvement, observer, saisir l’environnement sont profondément liés à mon processus de création. J’arpente et souvent je collecte (cailloux, écorces…) pour ensuite travailler à partir d’un fragment ou d’un souvenir. C’est un processus de superpositions, de changements de perspectives, de transparences, qui débute systématiquement sur une attention donnée au milieu, à la manière dont il est modifié par la présence de l’homme. Ici, il s’agira d’explorer à deux, de prendre des notes écrites et graphiques sur le motif, et de partager nos expériences.
Dans un deuxième temps, une fois passés les premiers repérages, nous souhaitons parcourir des itinéraires à plusieurs reprises. Revenir pour mieux revoir, et découvrir encore, toujours par le biais de nos notes écrites et graphiques. Tenter de saisir le paysage dans ses infimes transformations au quotidien, et de mesurer le temps – physique, atmosphérique et sensible – qui passe.
Notre choix de venir sur deux saisons, l’une au cœur de hiver, l’autre au début de l’automne, est très important car nous nous doutons bien que les paysages ne seront pas les mêmes. Une raison supplémentaire pour découvrir encore…
Suite à ces explorations à pied, nous tenterons de retranscrire graphiquement nos itinéraires choisis. Nous dialoguerons en échangeant par des mots et des dessins sur ce que nous avons découvert et revu aux mêmes moments sur les mêmes lieux.
Enfin, nous construirons des sortes de cartes de paysages traversés, en tant qu’empreintes chaotiques et poétiques du temps.

Dessin série "Écorces minérales", de Patricia Cartereau, crayons de couleur sur papier, 2023
Dessin série "Écorces minérales", de Patricia Cartereau, crayons de couleur sur papier, 2023

Pourriez-vous présenter en quelques lignes votre projet de livre d’artiste qui sera développé pendant les deux mois passés à Lucinges ?

Dessin à 4 mains, de Patricia Cartereau et Eric Pessan, 2018
Dessin à 4 mains, de Patricia Cartereau et Eric Pessan, 2018

EP : Le seul livre d’artiste que nous avons conçu ensemble (doudous) avait un tirage important (80 exemplaires), il était en impression numérique. C’était un porte folio 210 x 297 comprenant 28 doubles pages (un poème et un dessin par double page), le tout inséré dans une boîte. D’une certaine manière, ce livre-là était à mi-chemin entre le livre d’artiste et un tirage courant, l’expérience est restée assez frustrante (la réalisation a été faite par l’éditeur). Nous avons ensuite préféré confier nos projets communs à des éditeurs indépendants traditionnels (« Le Chemin de fer », « l’Atelier Contemporain »).


Faire un livre d’artiste de nos mains sera donc une nouvelle expérience. Nous envisageons un travail direct sur le papier (écriture comme dessin), une conception sans intermédiaires. Une sorte de circuit-court de l’édition. Notre projet s’inscrivant dans l’envie de parcourir le territoire, de l’arpenter, d’être perméable au paysage, aux rencontres, aux hasards, nous avons envie de travailler la question de la cartographie sensible : nous réaliserons des cartes (sans doute du format IGN 68 x 98.5), pliées, qui retranscriront les itinéraires de nos déambulations en faisant dialoguer dessins et textes.

Quels sont les autres projets (expositions, publications) sur lesquels vous travaillez actuellement ?

PC : Depuis un an et demi, je vis en lisière d’une forêt domaniale, que j’arpente et observe en dessinant. Grâce aussi à des rencontres avec des professionnels forestiers, j’apprends beaucoup, notamment sur les effets rapides dus au changement climatique. La végétation se modifie, s’adapte comme elle peut, et c’est sur ce vivant que je travaille actuellement.
Je commencerai au printemps une résidence d’artiste en Normandie (organisée par le centre d’art 2Angles) où j’envisage un travail de dessin et de sculpture à partir de l’observation du support mécanique de végétaux. En écho à un questionnement sur le corps humain : « Et moi qu’est-ce que je porte ? et nous qu’est-ce que nous portons ?»
Je travaille aussi à un projet de création transdisciplinaire avec d’autres artistes, qui mêlera dessin, danse, musique et texte. Il se déroulera à l’extérieur sous forme de déambulation, et questionnera le rapport au temps, notamment le temps lent.

EP : Cette année, logiquement, je devrais publier quatre livres chez quatre éditeurs. Les deux premiers seront destinés à la jeunesse : un très court texte dans la collection « Petite poche » de Thierry Magnier Ils arrivent, un roman à « l’École des loisirs » sur l’addiction que certains adolescents développent vis-à-vis de la pornographie: Le cœur, le corps et tout le reste. Je publierai sans doute un roman aux éditions des « Forges de Vulcain », un roman d’anticipation se déroulant dans une société qui abandonne l’écriture pour se contenter de l’oralité, entrant dans la post-histoire (puisque c’est l’écriture qui marque la fin de la préhistoire). Puis un hommage à Georges Perec dans la collection « 53 » développée par l’éditeur « l’œil ébloui » (collection qui réunit 53 livres de 53 pages écrits par 53 auteurs autour de Perec). J’ai également une création théâtrale cette année, Grégoire (mise en scène de Laurent Maindon, du théâtre du Rictus), une variation sur La Métamorphose de Kafka. J’ai aussi des textes poétiques sur lesquels des illustrateurs travaillent en ce moment, ce sont eux qui donneront le tempo d’une possible publication.