Professeur de lettres, poète et critique d’art, Raphaël Monticelli est né à Nice en 1948.
Professeur, il a enseigné du collège à l’université avant d’être chargé de missions sur l’éducation artistique et culturelle dans l’académie de Nice. Critique d’art, il a animé deux galeries associatives, exposé, présenté et défendu des artistes de toutes tendances, réalisant souvent avec eux livres d’artistes et œuvres communes.
Poète et écrivain, il a publié cinq livres de Bribes aux éditions de l’Amourier. Ses recueils de poèmes sont parus chez divers éditeurs comme La Passe du Vent, l’Amourier, La Diane française, Manière Noire ou Tipaza. Parmi les derniers titres parus: Bribes (2015), Mer Intérieure (La passe du Vent, 2013), Chants à Tu (La Passe du Vent 2019), Si belle rétive (Tipaza, 2017), Traversées (La Diane française 2019).
Voici en trois rapides étapes:
– D’abord la découverte de La Modification. J’ai grand souvenir du moment: c’est l’année où Le Clézio a obtenu le Renaudot pour le Procès Verbal. On me conseilla de lire un autre Renaudot: Michel Butor.
– Ensuite par la rencontre de Michel Butor chez lui, dans sa villa niçoise, par l’intermédiaire de Manuel Casimiro, un artiste portugais en séjour prolongé à Nice. Nous nous sommes alors rencontrés quelques fois.
– Enfin par son rôle à la Villa Arson, avec Henri Maccheroni. Michel Butor présidait le conseil d’orientation de ce centre, et j’avais été chargé de choisir quelques uns des peintres de l’exposition inaugurale « Les écritures dans la peinture ». Dans l’année qui a suivi j’ai mis une partie de mon temps libre à la disposition de ce centre.
Nous sommes en 1984-85, vingt ans après ma lecture de La Modification.
Travaux d’approche, Chez Max Charvolen, Nice, 1988, photo Anne Charvolen
J’estime que ma première collaboration a été ma participation à l’exposition inaugurale du Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson, sur un thème qui m’intéressait au plus haut point.
Après l’aventure de la Villa Arson, Michel Butor a quitté Nice et s’est installé à Gaillard d’abord, à Lucinges ensuite. C’est à partir de cette époque que nous avons commencé une relation suivie: correspondance, rencontres, expositions, textes, interventions. Chacun de ces moments a été important pour moi, et il m’est difficile d’établir un classement.
Essayons.
En premier lieu, la correspondance. Sans ces échanges, plus ou moins espacés, plus ou moins réguliers, j’aurais eu bien plus de mal dans mes activités.
J’ai trois lignes de forces dans ma vie: l’écriture, l’enseignement, le militantisme artistique.
Dans ces trois domaines, je me sentais – j’étais sans doute – infiniment isolé. Écrire à Michel Butor, lui parler de ce travail, recevoir de ses nouvelles, ses réponses, a été un soutien de tous les instants. Je n’attendais ni conseils, ni compliments, ni consolation. Je recevais ses lettres et c’était un réconfort.
Me reviennent deux moments forts dans cette correspondance.
– Voici le premier, je ne saurais le dater.
(Je précise auparavant que, s’il m’a toujours envoyé de ces lettres-collages, de mon côté j’utilisais alors beaucoup son fax, qui imprimait sur des papiers qui se roulaient en cylindres.)
J’avais tardé à lui écrire, pris par je ne sais plus quoi. Au bout de quelques jours je reçois une lettre dans laquelle il disait, entre autre: « Donnez des nouvelles: vos rouleaux de printemps me manquent ». Ça m’avait beaucoup touché.
– Voici le deuxième. Il date de 1998.
Dès l’été 1997, à Lucinges, nous avions décidé d’une grande manifestation Butor dans les deux départements de l’académie de Nice. Expositions, dans des galeries privées ou des lieux publics, conférences, interventions dans des classes, formations d’enseignants. Douze jours très occupés avec des moments intenses et uniques. Nous avions appelé ça « La Butoriade ». Unique: au programme du concours de l’agrégation de lettres figurait cette année là l’essai « La ville comme texte » que l’on trouve dans le 5ème volume des Répertoires. Imaginez cela: les candidats au concours de notre université ont travaillé le texte avec Michel Butor.
Pour compléter cette approche de « La ville comme texte », lors d’un passage à Lucinges, j’avais demandé à Michel de me sortir les photos de New York qu’il avait prises à la fin des années cinquante et que m’avait signalées André Villers. Nous avions choisi une quinzaine de clichés. L’exposition, ouverte au public, prenait place dans la formation de nos futurs enseignants.
Inutile de préciser que cet évènement avait été préparé par une intense activité épistolaire. Je lui écrivais jusqu’à trois fois par jour. Il nous est alors arrivé de nous téléphoner, ce qu’habituellement nous n’aimions pas faire.
J’ai des montagnes de souvenirs de ces douze jours: travaux faits ensemble, préparatifs, textes explicatifs, préfaces d’expo… et ce site que nous avons consacré à ses livres d’artiste ainsi que la convention passée entre l’académie de Nice et Michel Butor. Il y eut aussi d’étranges évènements, inattendus dans l’éducation nationale, dont je parle dans le premier cahier Butor.
Vous aurez compris que je sollicitais habituellement Butor pour des interventions de formation initiale et continue d’enseignants. Là encore, je laisse à votre imagination le soin de compléter mon propos.
Très souvent mes lettres concernaient des livres, les expositions que j’avais vues, des artistes avec lesquels je travaillais, et il m’est arrivé plus d’une fois de lui écrire: « Je voudrais avoir le regard de Michel Butor sur cet artiste »; « J’aimerais bien savoir ce que vous écrirez sur Untel ou untel ».
– C’est ainsi que, par exemple, nous nous sommes retrouvés, un jour, à Lucinges avec Martin Miguel, et qu’a commencé la belle collaboration entre eux. J’ai gardé l’enregistrement de tout l’entretien d’où j’ai tiré un texte ou deux.
De cette rencontre à trois est né aussi un livre d’artiste à six mains: œuvres de Miguel sur lesquelles nous avons écrit tous deux.
– Le texte le plus curieux que nous ayons écrit ensemble concerne une exposition de photographes, à la fondation Sicard Iperti de Vallauris, sous le commissariat de Gilbert Baud. Le titre de l’exposition: « L’œuvre et le regard ». Cinq photographes avaient photographié cinq artistes dans leurs ateliers. Les organisateurs m’avaient demandé un entretien avec Butor en guise de préface. Michel était alors très occupé, et je savais que, malgré tout, il accepterait, au détriment de sa santé. Je lui ai donc proposé de faire moi seul tout l’entretien en croisant un texte de lui et un de moi déjà publiés. J’ai fait ma petite cuisine, et, comme d’habitude dans ce genre de situation, lui ai envoyé le résultat pour « feu vert et bénédiction ».
– Le texte que j’ai pris le plus de plaisir à écrire avec lui est dédié à Jean-Jacques Laurent. À propos d’une série de l’artiste intitulée « Défilé » et exposée à la Fondation Sicard Iperti. Michel a mis les toiles dans un ordre narratif et a légendé chacune d’une sorte de titre, à la façon des débuts de la BD. Il m’a envoyé le tout en me disant « et maintenant, mettez-y votre grain de sel ». Je l’y ai mis. Ça a produit quelque chose qui nous amusait beaucoup.
– Le texte le plus… secoué, porte sur 4 artistes: Alocco, Dubreuil, Arden Quin et Maccheroni. Il s’intitule « Ping Pong » et a été publié dans « Échanges, Carnets 1986 » chez Z’éditions en 1991. Nous étions chez les Dubreuil et, tranquillement assis sur le canapé, Michel Butor écrivait ses quatre textes. Je suis lent d’habitude. Mais, piqué au vif, j’ai écrit mes quatre textes-réponses dans la foulée. Alocco vient de m’envoyer à l’instant, bel hasard, le scan d’une lettre de Butor de février 90, où il dit, à propos de Ping Pong: « Je trouve qu’on ne s’en est pas trop mal tiré ».
Trop de souvenirs reviennent. Chacun me semble important. C’est que, pendant trente ans, Michel Butor a été l’ami fidèle et attentif. Ni maître, ni mentor. Un de ces amis vrais qui vous aident à vivre et à travailler, par leur seule présence et leur seule attention.
Encore un mot, pour préciser. Je dis ni maître, ni mentor. Mais présence. Impressionnante. En sa présence j’étais le plus souvent muet, sauf si j’avais quelque point de détail à préciser pour un travail commun.
Mon mutisme… Je me souviens de notre visite à l’abbaye du Thoronet… Nous revenions de Toulon; je me suis trompé de voie sur l’autoroute et nous nous sommes retrouvés à proximité de l’abbaye. Je demande à Michel et Marie Jo s’ils veulent faire un petit détour pour la revoir. Ils me répondent qu’ils ne l’ont jamais vue. Aussi sec, je vais vers l’abbaye, l’un des monuments les plus étonnants de notre région et qui entrait, par ailleurs, dans les projets éducatifs dont je m’occupais. Arrivés sur place, nous commençons à faire le tour des lieux et soudain Michel me dit: « Alors, Raphaël, vous allez nous expliquer tout ça ».
J’ai été tétanisé. J’ai bredouillé un « Je n’ai rien à apprendre à Michel Butor » et me suis tu pendant toute la découverte. C’est à peine si j’ai pu glisser à Marie Jo que nous avions là l’une des plus belles acoustiques du monde.
Que vous dire? Tant de textes ont été écrits sur ces sujets. Tant de thèses sont en train de s’écrire.
Pour faire bref:
– L’un des grands écrivains de la littérature française. Pourquoi? Par la façon dont il a perturbé, d’abord, dépassé ensuite, les données du roman – les principes de la narration- pour lui donner des formes adaptées à notre époque, aux problèmes de notre époque. À notre façon de percevoir le monde, les autres, l’espace, les choses. Je lui avais dit un jour où j’étais en confiance, qu’il était un écrivain altermondialiste. Ça l’avait fait rire, « Ah! Ça! J’aimerais bien » avait-il répondu.
– L’un des grands penseurs de la littérature et de l’art. Chacun des courts essais des Répertoires, par exemple, vaut des thèses entières. Essais courts, faciles à lire et à comprendre (au point de risquer de paraître banals), mais pleins de points de vue inédits.
– Un praticien de l’art et de la littérature d’un modèle tout nouveau.
On parle beaucoup désormais de ses livres d’artiste. On parle moins de son travail avec les musiciens et de la présence de la musique (des structures musicales) dans ses écrits.
Dans tous les cas c’est une relation nouvelle qu’il a mise en œuvre avec les artistes, les plasticiens, les musiciens.
Dans ces relations, Butor ne s’interdisait rien, et n’interdisait rien à personne. Pour rester sur le livre d’artiste, tout était possible: tous les supports, tous les formats, toutes les façons de mêler écriture et arts plastiques. Que les œuvres croisées soient réalisées à un seul exemplaire, à quelques dizaines, ou à quelques milliers, tout était possible.
Dans son catalogue de près de 3000 titres (j’ai perdu le compte), je retiens comme particulièrement innovants et intéressants, ceux dans lesquels il écrit sur l’œuvre, c’est à dire, après l’intervention de l’artiste, son travail d’écriture physiquement porté sur l’œuvre elle-même.
C’est ce renversement de la primauté du texte et de l’image qui me semble l’un des faits majeurs de son travail dans les livres d’artiste.
Michel Butor et Raphael Monticelli, 1997, Lucinges, photo Marc Monticelli
C’est une des grandes bénédictions de ces dernières années. Nous voyons tant de maisons d’écrivains, d’artistes, de musiciens, mises en pièce, détruites, ignorées, dispersées! Il y a, dans cette affaire de la maison Butor, quelque chose de… miraculeux. Je veux dire inattendu, étonnant, extraordinaire et que l’aller habituel de notre époque ne nous permettait pas d’espérer. Il a fallu la volonté et la générosité de Michel Butor lui-même, des élus, de Lucinges et de l’agglo d’Annemasse, des filles de Michel et Marie-Jo, et de l’intelligence des concepteurs. D’abord, donc, ce projet est une bénédiction.
J’ai revu la maison il y a deux ans. Les résidences n’étaient pas encore prêtes, mais la bibliothèque – l’espace de travail de Michel – était bien là, ouvert au public. J’y ai senti la même présence. Des objets avaient disparu, d’autres étaient là que je n’y avais jamais vus, comme les carnets de correspondance du collégien Michel Butor, ou les livres d’artiste pour les anniversaires de mariage de Michel et Marie-Jo. Tout cela m’a beaucoup ému et est important pour le grand public comme pour les futurs résidents.
J’ai lu, en son temps, attentivement le projet. Il va, je crois, dans le sens de l’esprit butorien. Si j’ai bonne mémoire, il est prévu de recevoir des écrivains et des plasticiens. Le génie du lieu voudrait que ça provoque des productions communes, des œuvres croisées, disait Michel.
Je suis pour le développement de résidences de ce genre. Pour leur intégration à la vie quotidienne. Pour qu’elles permettent le travail, et la rencontre avec les gens: public, population, école.
J’ai pensé que ce projet a tout pour réussir, et je l’ai fait savoir chaque fois que j’en ai eu l’occasion.
La Maison d’écrivain Michel Butor en travaux, 2020
Michel Butor et Raphael Monticelli, 2003, Coaraze, photo Marc Monticelli
Je pourrais vous répondre d’un seul mot : la bienveillance.
Michel Butor ne manquait pas de répartie. Savait évaluer les gens, les situations, les travaux des uns et des autres. Il savait être mordant quand la situation l’y obligeait. Mais je n’ai jamais rencontré de personne plus bienveillante. Je pourrais vous en donner bien des exemples, pris dans les formations d’enseignants, quand il s’agissait d’évaluer un travail effectué durant un stage.
Sa bienveillance à l’égard des artistes était sans limite. Il ne travaillait pas qu’avec des artistes reconnus, encensés, plein de gloire. Il travaillait avec tous. Regardait tous les travaux avec respect et bienveillance. C’est la plus importante des leçons que j’ai retenues de lui.
Ajoutez à cela son savoir monumental, dans les arts comme dans les sciences, comme dans la politique (j’étais impressionné par sa connaissance géopolitique et la vigueur de ses analyses). Ses textes témoignent de cette sorte d’encyclopédisme.
Oui, que les gens qui découvrent l’Archipel Butor retiennent cela: un encyclopédiste de notre époque, bienveillant pour ses semblables, respectueux de tous.
Une balade en bords de Loire, 2005, photo Raphaël Monticelli