Pour la 4ème édition de sa résidence de création, l’Archipel Butor a la chance d’accueillir à Lucinges Patricia Cartereau et Éric Pessan.
Nous leur donnons la parole pour faire connaissance
Patricia Cartereau :
Depuis mes études à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes, je dessine et peins. Je participe à des résidences d’artiste et expose régulièrement dans des musées, des galeries et des centres d’art. J’ai réalisé à plusieurs reprises des dessins muraux éphémères (pour des expositions) ou durables (pour des commandes publiques). Mon travail est présent dans plusieurs collections publiques (artothèques, musées). J’ai également collaboré avec des écrivains pour la réalisation d’ouvrages édités, et effectué des performances lors de lectures-dessinées. La marche et l’exploration d’un territoire sont au centre de mon travail, questionnant le paysage sous forme fragmentaire, avec une attention au vivant végétal, minéral, animal.
Éric Pessan :
J’écris des romans, du théâtre, de la poésie, de la littérature jeunesse. Je suis l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages qui tous se déroulent ici et maintenant, dans notre monde dont j’éprouve chaque jour la complexité, la rudesse et la joie.
Dernières publications : Ma tempête (roman, éditions « Aux Forges de Vulcain »), Une belle fille avec un fusil (théâtre, « Lansman éditions »), Faire émerger les mots / La poésie on s’en balek (poésie, éditions « LansKine »), Théorie du Coyote (essai, éditions de « la Clé à Molette ») et Le soleil est nouveau chaque jour (à « l’École des loisirs »).
PC :
– L’envie de retravailler avec Eric. Nous avons travaillé ensemble sur quatre éditions, à chaque fois de manière différente. Pour celle-ci, nous nous sommes définis un nouveau protocole de travail, en approfondissant encore davantage notre rapport au lieu et au geste, voire en le radicalisant avec l’idée de fabrication de livres pauvres.
– Le lieu : nous ne connaissons ni l’un ni l’autre ce territoire, il était important pour nous de le découvrir en même temps pour pouvoir travailler à partir de ce terreau/terrain commun. J’ai été invitée plusieurs fois sur d’autres territoires en Haute-Savoie par diverses structures artistiques.
– La chance de lire et de regarder de près l’œuvre de Michel Butor, d’y être en immersion.
EP : Par quatre fois déjà, j’ai travaillé avec Patricia Cartereau. En 2004, pour un livre d’artiste publié par les éditions « Joca Seria » : doudous (livre épuisé). En 2007, où nous avons fait une résidence commune en Italie, non loin de Turin (et qui a donné lieu à la publication de L’écorce et la chair aux éditions « Le Chemin de fer »). En 2013 où nous étions ensemble conviés à participer à une exposition dans un domaine départemental en compagnie d’une vingtaine d’artistes (qui a donné l’impulsion de notre livre La Hante, publié en 2015 à « l’Atelier contemporain »). Puis en 2018 nous avons résidé à Marseille, à la Marelle, avec le projet d’arpenter le GR 2013 et de mêler nos pratiques (nous avons écrit et dessiné tous les deux). De cette expérience est né l’ouvrage Le long des fissures (« l’Atelier contemporain », 2023) et une série de lectures-dessinées performées – une quinzaine de dates.
C’est beaucoup et c’est peu : nous partageons nos vies depuis trente ans, nous voyons au quotidien ce que fabrique l’autre. Si l’envie de croiser nos pratiques artistiques est récurrente, il a toujours fallu des impulsions extérieures pour nous décider à travailler ensemble. C’est la raison pour laquelle nous avons postulé à cette résidence croisée pour expérimenter et tester ce que nous ne pouvons faire au confort de nos ateliers. Les lieux transdisciplinaires sont assez rares, c’était l’occasion rêvée pour initier un nouveau projet avec Patricia.
PC : J’ai découvert l’écrivain Michel Butor en lisant La Modification, j’avais 20 ans et ce fut une grande claque. Depuis j’ai lu quelques-uns de ses textes en lien avec des artistes peintres.
EP : C’était en 2009, les éditions « Argol » venaient de publier une monographie consacrée à Michel Butor, et présentait le livre au Lieu Unique, la scène nationale de Nantes. Cette même année, nous avions lui comme moi donné un texte à un éditeur confidentiel : « Circa 1924 » (Poissons primitifs pour lui, Le livre parfait pour moi). Je me suis invité au restaurant à l’issue de la rencontre. Il était temps que je le rencontre enfin. Michel Butor, je l’avais loupé à plusieurs reprises dans les bureaux de mon premier éditeur (« La différence »), on m’annonçait qu’il était passé le matin même ou la veille. Je devais l’interviewer pour la Maison de la poésie de Nantes mais il avait été contraint d’annuler sa venue au dernier moment. J’ai totalement oublié ce que nous nous sommes raconté ce soir-là. J’étais simplement heureux de le croiser. À vingt ans, j’avais lu La Modification et L’emploi du temps, puis j’avais continué de loin en loin à lire ses livres. Ce que je voulais lui dire c’est qu’il montrait une voie où il était possible de ne jamais se laisser enfermer dans un genre littéraire précis. Je ne sais pas si j’ai osé. Quand je me trouve en présence de quelqu’un d’important, le plus souvent je me tais et j’écoute.
PC : Nous envisageons des dessins-textes-promenades : aborder le paysage de façon fragmentaire, en privilégiant le détail. Regarder avec notre sensibilité ce que d’autres yeux ont vu, ou pas.
Dans un premier temps nous souhaitons explorer ce territoire de Lucinges, à pied. La majeure partie de mes réalisations commencent par la marche et l’exploration d’un territoire. Être en mouvement, observer, saisir l’environnement sont profondément liés à mon processus de création. J’arpente et souvent je collecte (cailloux, écorces…) pour ensuite travailler à partir d’un fragment ou d’un souvenir. C’est un processus de superpositions, de changements de perspectives, de transparences, qui débute systématiquement sur une attention donnée au milieu, à la manière dont il est modifié par la présence de l’homme. Ici, il s’agira d’explorer à deux, de prendre des notes écrites et graphiques sur le motif, et de partager nos expériences.
Dans un deuxième temps, une fois passés les premiers repérages, nous souhaitons parcourir des itinéraires à plusieurs reprises. Revenir pour mieux revoir, et découvrir encore, toujours par le biais de nos notes écrites et graphiques. Tenter de saisir le paysage dans ses infimes transformations au quotidien, et de mesurer le temps – physique, atmosphérique et sensible – qui passe.
Notre choix de venir sur deux saisons, l’une au cœur de hiver, l’autre au début de l’automne, est très important car nous nous doutons bien que les paysages ne seront pas les mêmes. Une raison supplémentaire pour découvrir encore…
Suite à ces explorations à pied, nous tenterons de retranscrire graphiquement nos itinéraires choisis. Nous dialoguerons en échangeant par des mots et des dessins sur ce que nous avons découvert et revu aux mêmes moments sur les mêmes lieux.
Enfin, nous construirons des sortes de cartes de paysages traversés, en tant qu’empreintes chaotiques et poétiques du temps.
EP : Le seul livre d’artiste que nous avons conçu ensemble (doudous) avait un tirage important (80 exemplaires), il était en impression numérique. C’était un porte folio 210 x 297 comprenant 28 doubles pages (un poème et un dessin par double page), le tout inséré dans une boîte. D’une certaine manière, ce livre-là était à mi-chemin entre le livre d’artiste et un tirage courant, l’expérience est restée assez frustrante (la réalisation a été faite par l’éditeur). Nous avons ensuite préféré confier nos projets communs à des éditeurs indépendants traditionnels (« Le Chemin de fer », « l’Atelier Contemporain »).
Faire un livre d’artiste de nos mains sera donc une nouvelle expérience. Nous envisageons un travail direct sur le papier (écriture comme dessin), une conception sans intermédiaires. Une sorte de circuit-court de l’édition. Notre projet s’inscrivant dans l’envie de parcourir le territoire, de l’arpenter, d’être perméable au paysage, aux rencontres, aux hasards, nous avons envie de travailler la question de la cartographie sensible : nous réaliserons des cartes (sans doute du format IGN 68 x 98.5), pliées, qui retranscriront les itinéraires de nos déambulations en faisant dialoguer dessins et textes.
PC : Depuis un an et demi, je vis en lisière d’une forêt domaniale, que j’arpente et observe en dessinant. Grâce aussi à des rencontres avec des professionnels forestiers, j’apprends beaucoup, notamment sur les effets rapides dus au changement climatique. La végétation se modifie, s’adapte comme elle peut, et c’est sur ce vivant que je travaille actuellement.
Je commencerai au printemps une résidence d’artiste en Normandie (organisée par le centre d’art 2Angles) où j’envisage un travail de dessin et de sculpture à partir de l’observation du support mécanique de végétaux. En écho à un questionnement sur le corps humain : « Et moi qu’est-ce que je porte ? et nous qu’est-ce que nous portons ?»
Je travaille aussi à un projet de création transdisciplinaire avec d’autres artistes, qui mêlera dessin, danse, musique et texte. Il se déroulera à l’extérieur sous forme de déambulation, et questionnera le rapport au temps, notamment le temps lent.
EP : Cette année, logiquement, je devrais publier quatre livres chez quatre éditeurs. Les deux premiers seront destinés à la jeunesse : un très court texte dans la collection « Petite poche » de Thierry Magnier Ils arrivent, un roman à « l’École des loisirs » sur l’addiction que certains adolescents développent vis-à-vis de la pornographie: Le cœur, le corps et tout le reste. Je publierai sans doute un roman aux éditions des « Forges de Vulcain », un roman d’anticipation se déroulant dans une société qui abandonne l’écriture pour se contenter de l’oralité, entrant dans la post-histoire (puisque c’est l’écriture qui marque la fin de la préhistoire). Puis un hommage à Georges Perec dans la collection « 53 » développée par l’éditeur « l’œil ébloui » (collection qui réunit 53 livres de 53 pages écrits par 53 auteurs autour de Perec). J’ai également une création théâtrale cette année, Grégoire (mise en scène de Laurent Maindon, du théâtre du Rictus), une variation sur La Métamorphose de Kafka. J’ai aussi des textes poétiques sur lesquels des illustrateurs travaillent en ce moment, ce sont eux qui donneront le tempo d’une possible publication.
Pauline est doctorante en littérature française au sein de l’équipe Handling. Elle prépare une thèse autour des gestes d’assemblages d’écrivains (Michel Butor, Marguerite Duras et Claude Simon) et de leurs processus créatifs.
Adèle Godefroy est photographe, enseignante et chercheuse. A la suite de sa rencontre avec Michel Butor en 2013, elle fait une thèse sur l’étude des interactions entre la pratique photographique du poète et son écriture. Elle anime régulièrement des ateliers d’écriture créative tout en poursuivant sa pratique personnelle de la photographie.
Pauline Basso :
Ce livre s’inscrit dans un projet de recherches plus large, dirigé par Anne Reverseau à l’Uclouvain qui s’intéresse au maniement, à la manutention et à la manipulation des images par les écrivains du XIXe siècle à nos jours : Handling[1], dans lequel mes recherches s’inscrivent. En effet, je m’intéresse à l’influence de la manipulation d’images par les écrivains (en particulier Michel Butor, Marguerite Duras, Claude Simon ou encore Henry Bauchau) dans le processus d’écriture. En consultant les archives de Dotremont aux Archives et musée de la littérature pendant le confinement, je suis tombée, un peu par hasard, sur des cartes postales envoyées par Michel Butor et j’ai été tout de suite frappée par le soin accordé aux assemblages et par la diversité des matériaux utilisés par l’auteur. Au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que personne n’avait encore exploré cette pratique butorienne qui me semble pourtant centrale dans son œuvre : j’ai alors eu l’idée de leur consacrer un livre qui ne se concentrerait pas sur le contenu de la correspondance (ce qui avait déjà été fait), mais sur sa forme et qui s’attacherait à insister sur les matières, sur les gestes que convoquent leur réalisation ainsi que leur lecture.
Adèle Godefroy :
Lorsque Pauline m’a contactée pour me proposer le projet, j’ai été tout de suite très enthousiaste. J’avais terminé ma thèse [2] où je questionnais la richesse des liens que Michel Butor entretenait avec les images et les artistes, et j’ai trouvé la proposition de Pauline originale. Michel Butor avait pratiqué l’art de la photographie (1951-1962), et il lui arrivait d’écrire ses lettres sur le talon d’une photo qu’il avait faite, réservant un espace pour cela. Je n’ai pas eu le temps de retrouver ces archives de ses cartes postales photographiques, qui mériteraient tout un travail… Photographier les cartes postales était une nouvelle occasion d’observer la manipulation que Michel Butor faisait des images – après les siennes, celles des autres – et de se laisser surprendre par la diversité et la grande intelligence de ses compositions et collages. Je crois que Michel Butor était un grand amoureux des images sous toutes leurs formes et de leur potentiel narratif. On y croise les sensibilités, les histoires personnelles et l’intimité du quotidien, le lien authentique dans les amitiés qui ont été essentielles à sa vie. Quant au travail de découpage et de collage à la table, il y a là une nouvelle facette de cet écrivain que, décidément, on n’aura jamais fini de connaître !
[1] This project has received funding from the European Research Council (ERC) under the European Union’s Horizon 2020 research and innovation program under grant agreement N° 804259.
[2] Adèle Godefroy, Le Prétexte photographique, thèse de doctorat, Sorbonne-Nouvelle, 2021.
Pauline Basso :
Cette pratique remonte aux années soixante, lors de son voyage à Albuquerque. Au départ, il s’agissait de cartes de vœux[1] réalisées avec le matériel de couture de son épouse, Marie-Jo. Selon Butor, comme cela a amusé ses amis, il a continué et n’a plus jamais abandonné cette manière de faire. Au fil du temps, la technique s’est perfectionnée et les matériaux utilisés se sont diversifiés : petit à petit, des cartes routières, des papiers collants japonais ou encore du scotch d’électricien ont fait leur entrée. Ce qui n’était au départ qu’un jeu, un délassement comme le disait Butor est devenu un point central de son organisation[2] (il y consacrait son jeudi après-midi) et a rejoint l’œuvre littéraire. Le concept de latence et de ralentissement a pris une importance dans sa pratique : il prenait le soin de poster chacune de ses cartes, y compris celles destinées à Martine Jaquemet, sa voisine et n’hésitait pas à envoyer une carte à quelqu’un pour lui dire qu’une autre allait arriver.
[1] Michel Butor et Emès-Manuel Matos (de), Entretien, dans « 1001 livres d’artistes ». Le livre de dialogue dans l’œuvre de Michel Butor, Marseille, « Atelier Vis-à-vis édition », 2009, p.70.
[2] Michel Butor et Catherine Flohic, À l’écart, film réalisé par François Flohic, Argol éditions, 2009.
Pauline Basso :
Les visites à l’Archipel ont toujours été des moments charnières dans mes recherches. La première a confirmé l’importance des gestes et de la manipulation d’images dans le travail de Michel Butor, la seconde m’a permis de rencontrer Adèle et de l’entendre parler de son travail et de l’importance qu’elle accorde aux matières et la troisième a donné naissance à une magnifique expérience que l’on rencontre trop peu dans la recherche : pouvoir manipuler ses objets de recherche dans leur cadre de création et surtout les voir au travers des yeux d’une artiste. Le travail avec Adèle a confirmé un élément dont j’étais déjà convaincue : l’importance de laisser une place à la création dans la recherche ! A la fois chercheuse et artiste, son regard sur les cartes était différent du mien et m’a invité à interroger plus profondément mes conceptions. J’ai pu voir ces assemblages de cartes postales sous un autre regard, considérant l’importance des reliefs et des matières. Nous avons eu énormément de chance de pouvoir travailler dans la maison de Michel Butor, de pouvoir prendre certaines photographies dans son bureau. J’aimerais encourager les chercheurs à aller à la rencontre des artistes et de l’univers de création des auteurs ou artistes sur lesquels ils travaillent, cela offre une richesse incroyable.
Adèle Godefroy :
Je n’étais pas revenue à l’Ecart depuis la disparition de Michel Butor. C’est un lieu très accueillant où l’on se sent tout de suite dans les meilleures conditions pour travailler : je n’ai pas de mal à imaginer combien Michel Butor pouvait y trouver un refuge après ses nombreux déplacements. Il faut toujours un pied à terre qui ‘sauve’ : pour accueillir les énergies déployées à droite à gauche, se recueillir et laisser mûrir les projets naissants ou ceux à venir… Revenir à Lucinges m’a permis de renouer avec ‘’l’univers Butor’’ : après tout, c’est à la suite d’une première visite amicale de l’auteur que tous mes travaux avaient commencé. Rien de mieux que d’être sur place pour continuer de ressentir la présence de Michel Butor dans nos engagements esthétiques. Avoir la possibilité de photographier ses cartes sur place était une chance : c’était aussi se fondre dans tout un environnement très inspirant, d’où sont venus tant de gestes de création ! Je pense à ceux de Michel Butor, mais aussi à tous ces artistes qui lui rendaient visite, ses amis avec qui il dînait aux dernières lueurs du jour.. Combien d’échanges sont venus nourrir ce lieu!
Sur place, j’ai apprécié la liberté totale que Pauline prenait bien soin de mettre en avant. J’ai souhaité travailler avec ce que j’avais sous la main : je n’ai pas apporté de lumière artificielle ou de présentoirs pour mettre en valeur les cartes, par exemple. J’ai joué avec des éléments récupérés dans le bureau de Michel Butor pour les mettre en scène, travaillé aux moment les plus adaptés pour la lumière naturelle (et même joué avec les courants d’airs du jardin !). Après avoir lu la totalité des correspondances que j’avais à disposition, je me suis efforcée d’adapter ma prise de vue à ce que je ressentais des échanges, très divers, selon les correspondants.
Pauline Basso :
Cet ouvrage est, selon moi, la rencontre entre le monde universitaire et la création artistique. A travers la préface de Mireille Calle-Gruber – qui est à la fois riche, intéressant et poétique – et mes textes, le lecteur peut découvrir ce continent inexploré de l’œuvre butorienne d’une manière plus théorique, sans pour autant être trop technique : le but est de donner envie d’en découvrir plus et de donner des clefs de lecture possibles des différents rassemblements de photographies. Le texte et, surtout, les photographies d’Adèle donnent à voir la matérialité de ces assemblages, la rencontre des différentes matières et la diversité des formes que ceux-ci peuvent prendre. Au final, nous avons abouti à un ouvrage assez hybride, très beau, mais à l’image de son objet : difficile à classer !
Adèle Godefroy :
Pour ce qui est de la composition des chapitres et de l’agencement des images, elle s’est faite naturellement lorsque je prenais les photos. Manipuler les cartes revenait à comprendre les différentes actions que Michel Butor mettait en œuvre dans ses compositions : Bricoler où j’ai imaginé les gestes de découpe, de trous, de collage et même de couture ; Jouer avec les images où l’on s’amuse et se surprend en découvrant l’intelligence des collages et des images à ouvrir dans un certain ordre ; Se mettre en scène où Michel Butor joue de portraits que l’on a fait de lui, souvent ceux de son ami Maxime Godard, qui lui fournissait des petits tirages qu’il dissimulait dans ses compositions ; Toucher, se lier, pour des compositions très délicates, avec des échos à l’intime et au personnel de ses profondes amitiés ; enfin Images d’écritures parce que j’ai pu constater combien l’écriture elle-même, parfois manuscrite sur le recto, devient elle-même une image avec laquelle jouer.
Pauline Basso :
Une présentation parisienne a eu lieu le 22 mars et je cherche à organiser quelque chose en Belgique, mais je n’ai pas encore de date pour l’instant : affaire à suivre donc. Adèle et moi serons présente à l’Archipel lors de la Fête du livre à Lucinges en octobre. Pour l’instant, rien de plus précis n’est prévu, mais je serais ravie de pouvoir organiser des choses autour de cet ouvrage (conférence, petite exposition ou autre). Evidemment, je n’abandonne pas cette thématique puisqu’elle est centrale dans mes recherches, celle-ci continuera donc à m’accompagner quelques temps !
Depuis mes études en Arts Plastiques à Paris 8 et aux beaux-arts de la Ville de Paris dans l’atelier d’Agnès Carré (1990-1994), je poursuis une recherche sur la couleur et la transparence dans la peinture. Je vis et travaille à Paris mais aussi à proximité de la Méditerranée, entre mer et montagnes. J’ai créé mon premier atelier sur la friche de la gare marchandises Paris-Est en 1990.
Je me nourris du réel comme d’une petite musique, partition inachevée du monde. Tout est vivant : la mer, la montagne, le vent, le temps qu’il fait, une voix, un fruit. La nature et mon imaginaire. Je prends les choses très au sérieux, elles sont vivantes par leur simple présence et leur existence, même la plus minuscule. Elles nous renvoient à l’état de notre monde où tout se tient : le monde végétal, l’humain et l’animal. Je collecte au long de mes balades et je peins avec et dans de la peinture fraîche, dans l’instant même, en allant chercher le motif dans mes souvenirs. C’est l’impact d’une couleur sur une autre qui me stimule, ce qui se passe entre elles dans l’espace plan (la toile, le papier, le livre, le mur…). Le blanc tient un rôle important dans ce dialogue. Risquer quelque chose de nouveau car, à chaque fois, il y a résistance du matériau, un je ne sais quoi qui advient, inconnu. Être présente à ce qui se produit car rien n’est jamais vraiment établi.
J’entretiens aussi un rapport particulier avec le livre et cela entre dans ma pratique artistique. L’espace de la page est également un espace de création plastique. Depuis 2017, je développe une coopération avec Voix éditions qui à ce jour a donné lieu à quatre livres d’artiste.
On peut suivre mon travail sur mon site, conçu comme une sorte de carnet au long cours sur ma pratique, ainsi que sur mon compte Instagram qui reflète assez fidèlement la vitalité de ma production.
Vous trouverez ici un portrait assez fidèle de mon rapport à la peinture.
J’ai étudié l’anglais et la philosophie tout en suivant des cours de modelage et son corollaire, le moulage. Puis de gravure, avant de reprendre des études en arts plastiques.
J’écris depuis la jubilation du premier glissement de la plume derrière la plus belle des courbes, la plénitude d’un ourlet d’encre façonnant une lettre, une suite de lettres. Faire une boucle, un nœud, un nœud avec une boucle, raconter une histoire protéiforme et singulière, je fais de l’écrit. Gratter, éclabousser, raturer, rater, suivre la crampe ou le délié d’une patte d’insecte, les pleins d’une coque vide sur une déchirure.
Avec le dessin je retrouve le geste de l’écriture, celui de l’enfant qui découvre l’outil et le plaisir des sens lié à celui du sens : la boucle somptueuse dans le mouvement du poignet et la jubilation de sentir le trait aller à la rencontre d’un sens. Tirer sur le fil et découvrir une forme et un sens.
En traçant je me rapproche de quelque chose.
J’écris des textes courts, des fragments, je fais des textimages, textes très courts appliqués sur des sténopés. J’écris en marchant. Un carnet, un crayon et du scotch, retenir un effluve, ramasser une miette, croquer, griffonner dans l’urgence, à la limite de l’équilibre, comme si chaque pas m’était inconnu, en terrain étranger et pourtant reconnu, en trajet souterrain, les mots, les traits surgissent, par accident dirait-on. Marcher avec l’accident, quand les mots n’expliquent pas mais se dévoilent, quand les images cassent le cadre pour faire résonner des terres enfouies et brutalement sentir le monde se frotter à soi. Attraper au vol cette sensation fugace et vertigineuse du réel — c’est le présent d’un mot ou celui d’un tracé, un cadeau dans l’instant.
J’explore les territoires de langues qui me sont étrangères, images naissant des mots, de leur prononciation fragile, maladroite, de leur sonorité saugrenue, délicieuse, un texte à l’intérieur du texte, une matière textuelle en mouvement, tactile, sonore, visuelle.
J’ai publié au cours des dernières années plusieurs grands textes aux éditions
Rue Saint Ambroise et je travaille avec eux depuis 2019 à des traductions. Ce travail de traduction est venu s’intégrer tout naturellement. Il m’a offert une expérience en regard de ma pratique d’écriture, une mise en perspective, un prolongement – se couler dans les mots d’un autre. Une fête.
Et, au croisement des pratiques et des langues, l’improvisation libre et les textes-actions (corps-écriture-son), le plaisir du partage.
On peut suivre mon travail sur mon site ainsi que sur mon compte Instagram .
Hélène Peytavi :
D’abord, il y a la stimulation de découvrir l’univers physique de Butor, son environnement géographique et tout ce qu’il a pu engager sur le lieu lui-même de sa résidence en Haute-Savoie autour du livre et bien sûr du livre d’artiste, doublé de la découverte de l’initiative de l’Archipel Butor, pour valoriser l’accès à son œuvre et à son engagement d’écrivain dans des collaborations avec les artistes. Je crois ensuite que la dimension dialogue entre deux langages – l’écriture et la peinture et sa déclinaison contemporaine a été déterminante, que ce soit pour Isabelle ou moi-même. Enfin, le désir aussi d’être accueillies ensemble dans un lieu de création pour tester et mettre en œuvre une pratique de création dans ces deux champs de la production artistique.
Isabelle Barat :
Ayant depuis longtemps connaissance du travail d’Hélène, j’étais curieuse de savoir ce que pourrait donner une pratique partagée dans un projet commun ; j’étais enthousiaste à l’idée de me lancer dans l’aventure lorsque l’occasion s’est présentée.
Explorer le geste de l’écriture et du dessin dans un espace de « jeu » : la dimension ludique et la dimension de liberté et d’exploration qu’elle met en place — ce livre n’a pas de contours précis, il se fait au présent et chaque jour il naît.
Et bien sûr, réaliser un livre. L’objet livre représente pour moi pour moi quelque chose de précieux, un monde et son odeur, son poids, son volume, sa vie propre. Un monde en mouvement sur des sensations et des émotions. Encore une fois marcher dans les pas de Michel Butor.
Hélène Peytavi :
Non. Ce sera une première et nous en sommes ravies. Ce séjour représente pour nous l’opportunité de confronter nos pratiques artistiques (écriture et peinture), de les frotter l’une à l’autre en prenant des chemins imprévus pour les faire dialoguer. Depuis l’époque de notre rencontre en Arts plastiques à Paris 8, au début des années 90, nous avons progressé chacune dans notre expression artistique, prêtant un regard attentif au travail de l’autre, à l’écoute de son originalité et des échos qu’il suscite en chacune de nous mais nous n’avons jamais créé ensemble et simultanément sur un projet de création commun.
Isabelle Barat :
Nous venons de collaborer sur « Mouvance Terre », un recueil avec mes textes et les aquarelles d’Hélène, paru en janvier de cette année chez Vincent Rougier
accompagné de 4 clips réalisés par Younès Jiar sur des scenarii d’Hélène.
Hélène Peytavi et Isabelle Barat :
La résidence nous permet de séjourner dans un espace-temps en retrait, de bénéficier d’une retraite, loin de la rumeur du monde, de sa fureur et de son lot d’horreurs. Appuyer sur pause, se mettre à l’abri, à l’écoute de l’autre pour se réarmer et affronter poétiquement le monde.
Un temps paisible de confrontation et de partage dans la demeure de Michel Butor en compagnie des livres de la bibliothèque et sur les sentiers alentours. Poursuivre cette balade qui a ouvert et qui imprime son rythme quotidien à la résidence, au fil des gestes, des lettres, des pas, à la rencontre de notre langue du cœur ainsi que le disait Rousseau.
La résidence et, de ce fait, notre vie commune pendant 21 jours consécutifs nous permettra de créer les conditions de concentration et de recherche nécessaires au travail de dialogue — attention à l’autre, allers-retours et prises de risques — nos langues en jeu, à la rencontre de soi après les avoir frottées l’une à l’autre. Un voyage : « Pour que ma voix puisse durer, il lui est absolument nécessaire d’être soutenue par son propre écho. » (in Michel Butor, Répertoire I, édition de « La Différence », 1960)
Hélène Peytavi et Isabelle Barat :
Dans le prolongement d’un atelier de création collective autour du livre d’artiste, nous nous retrouvons toutes deux autour des matériaux collectés lors de cet atelier et nous travaillons, chemin faisant, à la création d’un livre-dialogue.
Les pistes que nous envisageons d’explorer lors de la résidence sont multiples mais ont toutes pour objectif de pétrir une terre du poétique — jouer avec un espace en mouvement, un terrain d’expérimentation et de barbotage où tous les coups sont permis, pinceaux, ciseaux et plumes, tracés-coupés-collés, le texte mordu, modelé par les taches et les coulées faites et défaites par le texte.
Il s’agit pour nous, partant des matériaux glanés en compagnie du public de l’Archipel Butor — les fruits des besaces ainsi que des échanges qui en ont résulté — d’établir des liens entre ces trouvailles et nous-mêmes, d’en tisser un fil qui sillonnera la toile de notre livre-dialogue.
Nous nous proposons, au jour le jour et chemin faisant, de faire jouer les gestes du dessin, de la peinture et de l’écriture au cœur d’une géographie du livre — un lieu et ses histoires, cartographies, cabinets de curiosités, racines, étymologies — et d’explorer des passages qui émergent entre les différentes composantes du vivant, végétal-humain-animal, fugaces, parfois si discrets qu’ils atteignent à peine le seuil de nos perceptions
Cette retraite chez Butor représente pour nous l’opportunité d’être attentives au moment présent et, ce faisant, de porter la « langue du cœur » créée à Lucinges au présent de l’histoire afin de rendre sensible la force du peuple palestinien menacé de disparition pour vouloir demeurer sur sa terre. Contre le risque d’effacement.
Hélène Peytavi :
En 2024, je mène plusieurs projets de front. Tout d’abord, la réalisation d’une commande publique pour la ville de Magny-les-Hameaux (vallée de la Chevreuse) avec le soutien de la DRAC Ile de France : il s’agit de créer le vingtième Livre infini qui rendra hommage à ses morts pour la France avec une classe de la ville. Le projet a été initié en 2004 par l’artiste Marie Ange Guillemot. Nous fêterons donc cette année les 20 ans du projet, avec la clé une exposition personnelle à la maison des Bonheur (la famille de la peintre animalière Rosa Bonheur).
Par ailleurs, je présente à Arles jusqu’en mai mes livres d’artiste à la librairie Archa des Carmes, l’occasion pour moi de les voir rassemblés ensembles, dans le bel écrin (ancien couvent) que constitue cette librairie dédiée à la poésie.
Ensuite, j’exposerai cet été mon travail issu de la résidence de l’automne 2023 de Tokyo à Pont-Aven. Un travail qui confronte l’approche orientale de la peinture à l’approche occidentale.
Enfin, j’ai candidaté à une résidence de création à Cap Martin Roquebrune sur le site d’Eileen Gray et Jean Badovici, le Cabanon de Le Corbusier et l’Étoile de mer de Thomas Rebutato avec les Unités de camping de Le Corbusier, en septembre – octobre autour d’un projet sur la couleur dans l’architecture moderne et la peinture aujourd’hui. J’aurai la réponse à la mi-mars. A suivre…
Isabelle Barat :
Je travaille à Noir dans le noir, une série de textes et dessins en réponse à un appel à contribution de la revue « Rien de Précis » sur le thème de la nuit et du jour.
Chocolate smiles, texte en réponse à Tambours de souffle, in « Télépoésie » Canada, mars 2024
Va sortir courant février : Cousu-décousu, 15 dessins pour porfolio « Les Carrés 379 – Une collection » (chantier n°11)
Je suis en train de réviser avant ré-édition, courant 2024, aux éditions « Rue Saint Ambroise » Les meilleures nouvelles de H.P. Lovecraft, dont j’ai établi l’édition en 2020, fait les traductions et écrit la préface. Vous pouvez écouter un extrait de l’une des nouvelles ici.
Et puis, des textes et dessins pour différents appels à contributions.
Pour la 3ème édition de sa résidence de création, l’Archipel Butor a la chance d’accueillir à Lucinges Justin Delareux et Alexis Judic.
Nous leur donnons la parole pour faire connaissance
Je suis né en 1987, je suis artiste, poète (ou écrivant), créateur de la structure éditoriale Pli et de la revue éponyme. Diplômé d’un DNSEP en 2010, je poursuis depuis un travail quotidien de création, de réflexion (dessin, photographie, écriture.s) et d’édition, sans pour autant faire de l’édition une profession.
Je mène une recherche pluridisciplinaire. Cependant, le dessin, la photographie et l’écriture restent des pratiques quotidiennes depuis une quinzaine d’années, une approche nourrissant ou complétant l’autre ; sorte de dialogue logique, où d’un matériau à l’autre, d’un outil à l’autre, on fabrique des correspondances, des échappées, des retraits comme des refus, des chemins de lecture, on les révèle. L’écriture est parfois un choix, une combinaison, entre formes et moyens ; il y a l’écriture stricte, au sens où il s’agit de textes ; poésie ou essais (Extrait des nasses, Parloar, Écrase-mémoire), fragments et articles en revues/journaux (« Aux territoires imprenables », « Misères de la technique », « Forme juste sans moyens », etc). Puis parallèlement, une approche plastique de l’écriture où j’expérimente avec ses matérialités, les processus et les contextes (Actes-Textes, Destituants, Métagraphies) jusqu’à retrouver ou retourner au dessin, sous une forme d’écriture sans mots (Masses-Temps, Chronographies), considérant ces réalisations comme une sorte de documentation matérielle de la pensée, documents ou travaux que j’expose et dispose au grès des invitations. Cet ensemble constitue pour moi une pratique entière et fragmentaire, dont le fond, scriptural et politique, pourrait être le liant. Ce liant ne pouvant être que lié à une forme de vie que je souhaite tenir comme une vérité, qui n’est pas une pratique-passion comme on a souvent l’habitude de l’entendre, et de plus en plus hélas.
Concernant l’édition, j’ai toujours perçu le livre comme un lieu, un lieu qui se passe de mains en mains, un lieu fait de sédiments, où une somme de propositions hétérogènes, propositions-mondes, peuvent se répondre, faire sens et dont la portée, dans le temps, reste imprévisible. Un lieu comme un projectile. J’ai créé la structure éditoriale et associative Pli en 2012 ; en 2013 sortait le premier numéro de la revue éponyme. Je terminais depuis peu mes études, je n’avais pas d’espace où travailler, et je constatais également un écart grandissant entre les contextes critiques, sociales, politiques, de vie, et le milieu littéraire ou plus largement, artistique. Le premier numéro de la revue est né de cette ambition : faire lien entre les générations, jeunes auteur.es et auteur.es confirmé.es, anonymes, amis, artistes, poètes et théoriciens, en leur offrant carte blanche fond et forme, une revue sans thématique imposée, donc. Et le pari était pour moi de démontrer sans le revendiquer qu’un fil commun allait se dessiner par le fait. Ce qui a toujours été le cas, depuis 14 numéros et plus de 200 auteur.es publié.es. Cette aventure de la revue, ou de l’œuvre commune, reste une prolongation d’attentions et d’intentions littéraires et artistiques, c’est aussi une sorte de ponctuation au cours d’une année de recherches que j’ai toujours voulu vivante et disons, prolongeant le geste artistique. Plusieurs livres sont sortis ces 10 dernières années, en dehors de la revue. J’ai également tenu à diffuser ces ouvrages, ce qui m’a permis de conserver un lien direct, un échange réel avec les lecteurs.trices et les auteur.es. Il en va de même pour le façonnage des couvertures, toujours réalisées à la main, par divers procédés, un espace d’intervention, de création faisant de chaque livre un exemplaire unique. Puis il y a également les livres uniques, qui sont presque des points de jonctions, mi-chemin entre l’édition et la création, toujours ancrés à la vie et détachés de toutes sorte d’impératifs. La plupart de ces livres uniques que j’ai fabriqués jusqu’à présent étaient destinés à des amis, parfois des lecteurs qui soutenaient la revue, ou étaient parfois ponctuation dans potlatch, matériaux d’échanges et de mémoire, d’une mémoire immédiate et adressée.
En septembre de cette même année (2023) j’inaugure un nouvel espace, avec la parution du livre Club bizarre, de Nathalie Quintane et Stéphane Bérard, toujours aux éditions Pli, mais cette fois, en lien avec un diffuseur et un distributeur. D’autres ouvrages suivront sûrement, toujours dans la poursuite des liens sensibles et effectifs, parmi des gestes artistiques, historiques, politiques. Toujours avec la même lenteur et la même attention, ne pas devenir éditeur, donc.
Je suis né en 1983, je vis et travaille à Saint-Nazaire.
Diplômé de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts du Mans. Je présente mes créations depuis 2009 dans des expositions personnelles ou collectives, en France ou à l’étranger (Canada, Etats-Unis, Belgique). Je pratique l’assemblage, l’installation, le montage de formes et d’espaces et la création d’objets.
En « archéo-anthropologue des formes perdues », j’interroge des structures architecturales, des sites utopiques et des objets complexes (polyèdres, géodes, …), pour développer un art de constructeur, en prise avec la mémoire et l’histoire, susceptible de révéler la « survivance des fantômes ».
Mon enquête plastique autant qu’existentielle sur le destin d’œuvres et de lieux de la fin de la modernité – comme Spiral Jetty, de Robert Smithson, ou la ville utopique de Drop City – témoigne de ma prise en charge, par la pensée et la pratique, d’une époque nouvelle où le modernisme lui-même semble relever de l’archéologie.
Mes constructions matérielles, sont bien des concrétions de pensée, des lieux de mémoire et l’affirmation toujours renouvelée de l’action constructive comme contribution humaine.
Justin Delareux :
J’ai réalisé mon premier livre unique (et pauvre) à 15 ans : il s’agissait d’une anthologie de poésie surréaliste ayant pour trame commune le Temps, relié avec une épingle à nourrice… J’ai repris la fabrication de livres pauvres lorsque j’étais étudiant aux beaux-arts, c’était devenu pour moi un moyen de regrouper textes, dessin, collages, estampes, déjà, un moyen de lier des mondes. Puis, il y a eu la revue Pli. Mais je n’ai pas cessé pour autant la création, ponctuelle, de livres uniques, comme je le précise plus haut. Je ne suis pas un lecteur de roman, ou alors pas encore. C’est par le biais des livres pauvres que j’ai entendu parler du travail de Michel Butor, lorsque j’étais étudiant. De fil en aiguille, les années passent et j’apprends qu’il existe un lieu où l’on accueil des écrivains, des binômes artistes-écrivains (l’Archipel Butor, donc). L’an dernier, j’ai raté l’appel à candidature, j’étais en plein déménagement, le temps manquait. Puis il faut dire aussi, que je suis assez peu à la recherche de résidences de création, dans la mesure où j’ai deux petits garçons, et qu’il est parfois difficile de concilier la vie et ce genre de déplacement sur de longues périodes. Cette année, j’ai eu la possibilité de candidater, et candidater pour une résidence à l’Archipel Butor m’a semblé être une sorte de logique pleine de sens, une poursuite étendue de ce qui me travaille depuis pas mal d’années maintenant. Le fait que la résidence soit proposée à des binômes m’a d’autant plus motivé que nous avons candidaté avec l’ami et artiste Alexis Judic, avec qui j’ai déjà travaillé par le passé, et avec qui j’ai d’ailleurs d’autres projets en cours (nous discutons la forme livre depuis quelques temps). Bref, la possibilité de dégager du temps, un espace et un financement pour réaliser quelque chose qui nous tenait à cœur et en parfaite adéquation avec le lieu, m’a semblé être une possibilité heureuse.
Alexis Judic :
C’est Justin qui m’a parlé de la résidence, de sa particularité, et de la possibilité de candidater en binôme. Nous nous voyons régulièrement avec Justin et depuis longtemps nous avions envisagé de travailler la question du livre.
Oui, nous avons déjà réalisé plusieurs expositions ensemble, ainsi qu’une lithographie, sous un pseudonyme commun, à savoir « Groupe Rembrunir ». Il s’agissait à la fois de mettre nos noms respectifs de côté au profit d’installations ou de divers déploiements, mais également de faire sens à travers des propositions hétérogènes, sûrement liées par des préoccupations communes ; l’histoire des arts, de l’architecture, de la peinture, le monde dans lequel nous vivons, dans lequel avons grandi et grandissons encore, les minimalistes, la techno et quelques visées critiques également, souvent.
Entre 2015 et 2016 nous étions accueillis au DomaineM, un lieu de résidence dans l’Allier, porté par l’historien de l’art Michel Cegarra.
Justin Delareux :
La résidence sera fragmentée en trois ou quatre temps. Nous avons convenu de plusieurs dates où nous pourrions chacun nous libérer, ce qui n’est pas toujours évident. Il devrait y avoir un premier temps de rencontre en septembre, avec le lieu et les personnes qui s’occupent des structures amies, ce sera également un temps possible où nous pourrions présenter nos travaux et recherches respectives, ainsi que notre projet commun pour cette résidence. Il y aura aussi un temps d’atelier, sûrement avec des étudiants des Beaux-arts, toujours autour du livre, de l’édition, des écritures, des images, puis un temps de création et de restitution, qui, nous l’espérons, nous permettra de présenter nos livres impossibles. Alexis Judic et moi vivons dans la même ville (Saint-Nazaire) ce qui nous permettra de travailler ce projet sur un temps plus étendu.
Alexis Judic :
Nous avons plusieurs pistes sur la table, une idée de fond serait celle de livres impossibles. Nous imaginions des livres en béton, en bois, fragiles, à lecture unique. Nous souhaiterions surtout travailler la matérialité, au sens entier du terme, des livres sculptures. Mais nous ne souhaitons pas trop en dire, car il nous faut encore expérimenter avec les matériaux envisagés, et quelques outils dont nous ne disposons pas encore.
Justin Delareux :
Pour ma part, une exposition collective (H2O) en octobre prochain à la galerie des Franciscains (Saint-Nazaire), et le début d’un long travail de dessin (Masses-Temps, Chronographies), dont une partie pourrait être présentée au salon du dessin contemporain à Paris, en mars 2024. Ce projet va me prendre beaucoup de temps. J’imagine une exposition de ces dessins à l’automne 2024 à Rennes, si tout va bien, à Nantes et Saint-Nazaire également. Je pense aussi profiter du commencement de cette résidence à l’Archipel Butor pour reprendre la fabrication de livres uniques, sur une année également, d’autant plus que je collecte des matériaux depuis plusieurs mois, il serait temps. J’envisage aussi l’écriture d’un long texte pour un travail vidéo qu’Alexis Judic a débuté, je n’en dit pas plus. Concernant les publications, en tant qu’auteur, je viens de publier l’extrait d’un texte en cours d’écriture dans le dernier numéro de la revue Teste, véhicule poétique, et un texte théorique sera publié dans la revue INTER (Québec) ce mois de septembre 2023, ce sera une sorte d’étape, car je travaille à la rédaction de plusieurs textes en ce moment même, et cela devrait durer dans les mois qui viennent.
Avec les éditions Pli, il y a la sortie, en septembre toujours, de Club bizarre, (Nathalie Quintane et Stéphane Bérard), le livre sera disponible dans toutes les bonnes librairies indépendantes de France, de Suisse et de Belgique. Nous faisons une première présentation du livre le 11 octobre 2023 à Paris (librairie L’Atelier), puis je serai présent au salon des revues, à Paris toujours, la même semaine. Puis je me garde la possibilité de réaliser une édition suite à notre résidence à l’Archipel Butor, mais pour l’instant (nous sommes en août) il est trop tôt pour en dire plus.
Alexis Judic :
Je suis actuellement en préparation d’un projet de film de 24 heures qui utilise en partie l’intelligence artificielle et dans le même temps, je vais réaliser une formation dans le travail du bois.
Pour la 2ème édition de sa résidence de création, l’Archipel Butor a la chance d’accueillir à Lucinges Dominique Sampiero et François Andes.
Nous leur donnons la parole pour faire connaissance !
Dominique Sampiero
Je suis né dans l’avesnois en 1954, région de bocage du Nord de la France.
Poète, romancier, scénariste, auteur jeunesse et de théâtre (Tchat Land / Le bleu est au fond), réalisateur de vidéos et de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), j’explore la création littéraire. J’obtiens une première consécration de mon écriture poétique avec La vie Pauvre (Prix Max Pol Fouchet. Ed. La différence, 1992) et de mon écriture romanesque avec Le rebutant (Prix du roman populiste. Ed Gallimard, 2003). J’ai reçu le prix Robert Ganzo (Étonnants voyageurs) pour La vie est chaude et l’ensemble de mon œuvre en 2014.
Mon expression parcourt différentes formes d’écriture en restant fidèle aux personnages et aux thèmes de mon univers poétique : les vies lumineuses et minuscules mais aussi les sites fondateurs de la région du Nord et de la France en général : le paysage comme utopie.
En 1998 et en 2004, j’écris deux scénarios sur des sujets sensibles, l’école et l’adoption : Ça commence aujourd’hui (Prix international de la critique à Berlin) et Holy Lola, réalisés par Bertrand Tavernier. Le scénario de Fils unique a été réalisé par Miel Van Hoogembent en 2013 et a reçu le prix du jeune regard au festival d’Arras. En 2016, les éditions La Rumeur Libre ont publié le premier tome de mon œuvre intégrale, deux autres volumes sont à venir. Les éditions Gallimard jeunesse ont publié un récit écrit lors d’une résidence avec des enfants en difficulté scolaire : La petite fille qui a perdu sa langue.
Depuis août 2020, la galerie L’ESPACE DU DEDANS, 28 rue de Gand à Lille, présente un ensemble de mes œuvres du papier et certains de mes 34 livres d’artistes publiés comme éditeur.
Je suis membre de l’académie des César depuis 2002.
François Andes
Je vis et travaille à Lille.
En 2015, j’ai été artiste en résidence à Mons, Capitale Européenne de la Culture. Artiste « Coup de Cœur » du salon international du dessin contemporain DDessinParis17, j’ai été invité dernièrement en résidence artistique à l’Institut Français de Tétouan, à la Villa Saigon au Vietnam, au Musée Bispo do Rosário Art Contemporain de Rio de Janeiro, et, à la With Artist Foundation en Corée du Sud. En 2019, j’ai réalisé le scénario et les costumes du spectacle BWV 988 : Trente possibilités de transgression, présenté au Teatro Plínio Marcos de Brasília (Brésil). En 2020, mon travail a été présenté à la Quynh Gallery à Ho-Chi Minh Ville au Vietnam et au Centre Culturel Coréen à Paris.
Mon œuvre est aussi le sujet en 2021 d’expositions monographiques au Musée Oscar Niemeyer de Curitiba ainsi qu’à la galerie Celma Albuquerque à Belo Horizonte au Brésil, à la Bibliothèque Alexis de Tocqueville à Caen et, en 2022, au Centre d’Arts Visuels le Labanque en France.
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DS : J’ai toujours été sensible à l’œuvre de Michel Butor. Nos chemins se sont croisés quand il est venu, invité par une association, se rendre à Mons-en-Barœul où il était question, à l’époque, de donner son nom à une médiathèque. J’espère relancer le projet pour l’anniversaire de ces 100 ans en 2026. J’ai été influencé par son rapport à la calligraphie dans son approche du livre pauvre ou du livre d’artiste. Avec Gérard Duchêne, il est la deuxième personne à m’avoir influencé dans ma recherche d’une calligraphie pour ma série : Le poème passe à travers. Puis la seconde série : Poème lisible par moi seul. Il y a eu une époque où les poètes recopiaient leur poème sur le livre d’artiste, et ça devenait un peu systématique donc agaçant. J’ai voulu me démarquer en inventant ce que j’ai appelé : la texturation. Se servir de l’écriture comme le faisait Christian Dotremont dans le groupe Cobra comme élément plastique. Mais personnaliser ma recherche. Bernard Dumerchez, un des plus importants éditeurs de livre d’artiste en France, a été le premier à prendre au sérieux mon travail et a publié plusieurs livres avec cette recherche dont : PIPER MOT.
FA : Je suis le travail de Gaëlle Callac et ainsi j’ai découvert la résidence de l’Archipel Butor.
Quand Dominique Sampiero m’a contacté pour travailler sur un projet commun, je lui ai proposé de présenter notre idée à l’Archipel Butor. Je pense d’ailleurs que l’échange que j’ai, sur notre objet à venir, avec Dominique se retrouve de manière significative chez Michel Butor dans son intérêt pour la poésie et le livre manuscrit.
DS : J’ai lu beaucoup de poèmes et de textes de Michel Butor et j’ai toujours apprécié sa façon de lier le poème à une œuvre visuelle. La modification reste pour moi un roman majeur qu’il m’arrive de relire. La modernité de son écriture et son approche de la poésie m’ont toujours stimulé. Son œuvre poétique est tellement dense qu’on n’en finit jamais de découvrir de nouveaux textes. Je suis heureux d’habiter « chez lui » pendant deux mois. Je vais essayer d’entrer en contact avec l’âme des lieux et peut-être l’énergie qu’il a déposé dans son lieu d’écriture. Je vais traverser l’illusion de lui parler pour inventer une conversation imaginaire avec lui.
FA : Je connais son questionnement sur le non livre, son travail réalisé avec des artistes visuels, son travail sur le livre objet et j’ai hâte de découvrir sa collection de livres d’artistes.
DS : Après des livres d’artiste avec plus d’une trentaine de plasticiens, c’est la première fois que je vais travailler avec François Andes. Nous avons scellé notre rencontre après la visite de sa magnifique exposition Les Rêves aquariums à Béthune grâce à Philippe Massardier, directeur du Lab Labanque et qui nous a mis en contact. Je lui ai envoyé une première ébauche de texte sur l’idée fascinante de la page blanche et de tous les espaces de désir qu’elle libère, qu’elle ouvre en nous. Il a pris le temps de lire et finalement de s’engager dans un projet avec moi.
FA : C’est la première fois, nous nous connaissons depuis deux mois ! Lorsque Dominique Sampiero m’a contacté suite à sa découverte de mon travail dans mon exposition Les Rêves Aquariums au centre d’art visuel le Labanque à Béthune, une rencontre a eu lieu entre nous et l’envie commune de développer un projet en binôme poésie, littérature / dessins, arts visuels est né. Dominique a proposé une piste de travail autour de l’idée de la page blanche, avec une vision gargantuesque, orgiaque, pas une angoisse du vide mais une fascination du sans limite. De notre dialogue initial est née notre proposition à l’Archipel Butor.
DS : Écrire, beaucoup écrire. Il est question pour moi d’un dialogue, d’un va-et-vient entre les dessins de François et mon écriture. J’ai besoin d’écrire tous les jours. J’ai des milliers de pages manuscrites et inédites qui constituent le corpus dans lequel je puise pour composer mes livres. Ce n’est pas vraiment un journal mais une accumulation de poèmes, de fragments, de sensations. Rapport au paysage, à la lumière, au silence, à la présence, et à toute manifestation, surgissement de l’imprévu. Mais aussi rencontrer, beaucoup rencontrer. Écrire pour moi c’est créer du lien. Ça donne de l’épaisseur et du sens à la vie.
FA : Intense, la résidence d’artiste permet d’allonger le temps de travail au maximum, dormir peu, le temps du dessin est lent, les échanges avec Dominique de nouveau, le temps du dessin et bien sûr les rencontres et ateliers, donc intense. Des rencontres aussi avec le territoire artistique et culturel local afin d’imaginer déployer notre projet puisque nous imaginons que ce livre d’artiste, réalisé pendant cette résidence, puisse ensuite devenir une installation, une exposition, un spectacle théâtral et chorégraphique, un film d’animation, …
DS : De la page blanche comme on dirait de la chair, du pur désir, de la ciboulette, de la patience, de la lumière et de la vastitude. Puis silence.
L’effondrement du corps réveillerait l’esprit au cœur de l’invisible, le lâcher prise, une fine écriture d’ortie tenant tête aux oiseaux, un élan aux parfums de fragrance boisée, nous serions les amants d’un peut-être plutôt que les lâches prévisibles de tous nos pouvoirs.
Faire chanter alors le baiser de la page blanche sur nos lèvres ressemblerait au sifflotement d’un petit matin, éclair qui ferme les yeux au loin, blotti derrière nos gestes, et ce ne serait pas la nuit, au contraire : nous cueillerons les suaves femmes nues des fleurs comme des présences, corps apprivoisés enfin par la beauté des surgissements.
Il y a tant d’espoir dans la page blanche, tant de naissances et de petites morts paisibles que la craindre serait comme imaginer le pire d’un mystère dont nous ne saurons jamais rien.
FA : C’est un travail qui s’apparentera à un palimpseste, un passage du mot à l’image et de l’abstraction à la figuration, un travail libre, le plus libre possible dans l’espace contraint du livre objet, ou la question du rapport entre le texte et l’image dans cet objet manuscrit apparaît comme essentielle, la complémentarité de l’image et de l’écriture.
DS : Les éditions de Corlevour (et la revue NUNC) dirigées par Réginald Gaillard vont publier en janvier 2023, avec une préface d’Alain Borer, un livre de poèmes écrits pour la première partie dans l’atelier du peintre Marc Feld, et, dans la deuxième, comme une réflexion sur notre rapport fantasmé, inquiet et orgiaque au mot, et dont le titre d’ensemble est : Inventaire du vide comme neige et fleurs non répertoriées.
Il est également question de la sortie d’un livre pour enfants aux éditions de la Boucherie littéraire : Le wagon qui ne voyage que la nuit avec des dessins de Zaü.
J’ai d’autre part en chantier, aux éditions Ici Nulle part que je dirige depuis sept ans, trois autres livres d’artistes sur lesquels les plasticiens sont en train d’intervenir :
Comportement du ciel et de la terre sous les pas du marcheur avec Cédric Carré ; La vie rêvée des arbres avec Isa Slivance, le musée de Nantes et Hugues Desserme, maître verrier qui nous a créé un étui en verre bombé ; et Gens de la fenêtre avec Johan Vaurs.
J’attends également avec impatience la sortie en novembre 2022 de l’anthologie de poésie assemblée par Philippe Torreton chez Calmann-Lévy à laquelle j’ai participé pour le choix des poétesses contemporaines.
Et enfin, la sortie en septembre 2023 aux éditions El Viso de Murmuration des signes, un livre consacré au peintre Jean-Marc Brunet avec texte critique, entretien et poèmes en écho à son œuvre.
FA : J’ai actuellement une exposition à la galerie Quynh à Ho Chi Minh Ville au Vietnam. A la galerie Héloïse à Paris, je suis en résidence de création pour mon film d’animation Le Détissage de l’Arc en Ciel au Studio Tchack en octobre avant de rejoindre l’Archipel Butor pour le début de notre résidence début novembre. Puis fin novembre, je serai en résidence au Centre d’Arts Visuels le Labanque au sein de mon exposition Les Rêves Aquariums avec l’artiste visuel brésilien Eduardo Hargreaves pour un dessin à quatre mains, projet de film animé.
En 2023, je serai au Brésil pour la suite des expositions de mon œuvre La Traversée du Désastre et rencontrer le poète Guillerme Gontijo Flores avec lequel je travaille sur les suites de notre projet intitulé Entre côtes dupliquées descend une rivière, pour qui.
L’année prochaine je vais également continuer de développer avec la poétesse Tal Nitzan et le pianiste Gustavo Carvalho notre projet Le Point de la Tendresse à Tel Aviv.
Gaëlle Callac
Diplômée d’un DNSEP, mon travail plastique trouve sa source dans les mots, la littérature. Mes images s’incarnent en eau-forte principalement mais aussi en vidéo. Le livre est souvent au cœur de mes préoccupations. J’en écris pour la jeunesse, je le filme, le découpe, le colore à l’envi. Les papiers m’inspirent autant que les images que je découpe dans des ouvrages anciens. Ma production se nourrit d’éléments picorés ici et là.
Jeanne Truong
Je suis écrivain, commissaire d’exposition et critique d’art. L’écriture demeure dans tout ce que je fais l’ami souterrain et fidèle de mon existence.
La littérature est à la fois une vocation et un artisanat pour moi. Elle me permet de vivre de multiples expériences de vie et constitue le foyer où je peux me ressourcer, me concentrer dans une activité à l’intérieur d’une durée longue. En d’autres termes, après la dispersion des péripéties de l’existence, l’écriture m’offre la joie de me recentrer, de pratiquer une forme de méditation, et de prendre le recul nécessaire pour me retrouver et retrouver les autres dans une relation plus réelle et plus aimante.
JT : Je ne connaissais pas la résidence de l’Archipel Butor, c’est Gaëlle qui me l’a fait connaître en me proposant de souscrire avec elle à la candidature de la session 2021. Ayant suivi le travail de Gaëlle sur plusieurs années, j’étais enthousiaste et ne doutais pas qu’une collaboration avec elle serait de qualité, riche en réflexions, partages et découvertes.
L’idée d’un livre d’artiste m’a immédiatement séduite. J’avais auparavant beaucoup collaboré et réfléchi sur ce support avec de nombreux artistes avec lesquels j’ai travaillé.
Et par ailleurs ayant à imaginer des catalogues d’exposition, les questionnements de supports, formes, formats, espace de la page, typographie, objet-livre… me sont familiers, outre le fait que j’aime beaucoup les livres d’illustrations, la bande dessinée et le manga.
Ayant une pratique amateur du dessin, de la peinture et de la photographie, et connaissant le désir de Gaëlle d’écrire, je lui ai proposé de faire un livre dans lequel nous pourrions épanouir toutes nos envies dans les multiples médiums, y compris ceux qui n’étaient pas dans nos domaines de prédilection.
Par ailleurs, j’ai réfléchi à un principe de livre qui pourrait nous permettre à la fois d’investir l’espace de l’autre tout en épanouissant son propre univers. Par mon expérience des salons littéraires et des librairies, j’ai toujours été étonnée par la place qu’occupaient le titre et la quatrième de couverture dans le choix d’un lecteur d’acheter ou non le livre, parfois sans même ouvrir l’ouvrage. L’idée m’est venue naturellement de proposer à Gaëlle un projet sur la première et la dernière de couverture.
S’est posé le problème de la forme que pourrait prendre cet ouvrage commun. J’ai été inspirée par les livres d’artiste de Michel Butor et j’ai proposé à Gaëlle la forme du Leporello, qui par son aspect en « accordéon », son recto-verso, et le fait que c’était à la fois des pages et un objet concret en un seul tenant, m’apparaissait incarner physiquement une relation de travail à deux, et offrait des possibilités de jeux de miroir, de chiasmes, de parallélismes… très prolifiques.
Gaëlle m’a alors dit qu’elle faisait justement une formation sur le Leporello. Nous avons donc adopté ce choix. A son tour, elle m’a proposé d’utiliser un papier japonais qu’elle a l’habitude de travailler. Le papier m’a plu par son aspect ivoire qui donnait une impression d’usure, que je recherche pour mes dessins.
Par ailleurs, la perspective d’une médiation avec le public, les élèves et les étudiants m’enthousiasme beaucoup. Ce sera l’occasion d’échanges et de transmissions j’en suis sûre mutuellement très fructueux (j’ai gardé un très bon souvenir des ateliers d’écriture que j’ai pu donner par le passé).
GC : Pour Jeanne comme pour moi, il s’agit de notre première résidence. Jeanne ayant été commissaire d’exposition – je suis allée à beaucoup de ses expositions – et étant férue d’art, j’ai pensé que ce projet de duo « Auteure(e)/plasticien(ne) » pouvait l’intéresser. Aussi lui ai-je proposé de candidater avec moi. Le plaisir de réfléchir ensemble sur un livre d’artiste était très enthousiasmant. Quoi ? Comment ? Échanger sur des goûts et des intentions. Concevoir des activités de médiation. Tout était passionnant. Je voyais cette résidence comme une parenthèse enchantée dans le quotidien. Cumulant une activité d’éditrice avec celle de plasticienne, c’est la première fois que je vais pouvoir me consacrer pleinement à une réalisation plastique sur un laps de temps aussi long. J’ai déjà réalisé un livre d’artiste, seule, mais jamais en duo.
GC : Je connaissais l’œuvre de Michel Butor que j’ai amorcée par la lecture de La modification, dans ma jeunesse. Il a ensuite croisé mon chemin à maintes et maintes reprises. Un jour, j’ai gravi la montagne pour découvrir sa maison « À l’écart » à Lucinges. Son œuvre a quelque chose de vertigineux dans sa pluralité des genres, dans sa quantité d’ouvrages réalisés, la qualité. Je connais son parcours mais suis loin d’avoir lu tous ses livres. J’aime beaucoup l’écouter et le regarder.
JT: J’ai lu très jeune La modification qui a représenté pour moi une expérience littéraire nouvelle. J’ai lu ensuite L’emploi du temps qui a été une lecture faite de pauses et de reprises. Bien que ce soit un roman policier, en réalité, j’avais du mal à avancer dans l’intrigue à cause de la beauté de ses phrases. Je l’ai lu plutôt comme une grande somme poétique à l’intérieur du genre romanesque. J’ai découvert ensuite qu’il a fait de nombreux livres d’artistes, investissant sans cesse dans une valse protéiforme des relations nouvelles entre mots et images, sens et rythmicité, objet concret-objet abstrait…
J’ai toujours associé Michel Butor à la puissance poétique et à la figure de l’écrivain prolixe et compulsif, celle d’un explorateur et artiste qui n’hésite pas à utiliser de nombreux médiums pour s’exprimer. En ce sens, il est pour moi en littérature ce que Picasso était dans la peinture.
Nous nous connaissons depuis longtemps, nous n’avons jamais collaboré ensemble sur un travail commun. Nous apprécions cependant nos oeuvres respectives.
C’est un travail en duo. Donc le temps de la résidence sera un temps d’échanges, de dialogues et de création. Nous espérons aussi développer des moments de travail avec les élèves et les étudiants d’art de la région. Nous aimerions organiser des séances d’atelier tous les dix jours (à voir avec la résidence et les acteurs de la médiation) où on questionnera ce qu’est un livre d’artiste, le rapport image-texte, ce qu’est un titre et une quatrième de couverture, ce qu’est un Leporello, un Orihon, les enjeux d’un travail en commun, d’un livre à quatre mains… Ces séances seront filmées (les étudiants d’art pourront faire leur propre film (série d’entretiens, reportage, documentaire…) et montrer l’évolution de notre travail semaine après semaine avec leur regard extérieur. Dans l’absolu, nous aimerions réaliser, même s’il n’y a pas d’obligation de résultat, un livre fini. En deux mois, cela nous semble envisageable.
Notre projet s’intitule : « COUVERTURE ET QUATRIÈME DE COUVERTURE » et s’élabore autour d’un objet conçu de la manière suivante : chacune propose à l’autre un livre imaginaire qu’elle va devoir réaliser. Cette proposition repose sur l’observation que beaucoup de lecteurs qui flânent dans les librairies et les salons littéraires, se focalisent sur le début et la fin d’un ouvrage pour s’en faire une idée subjective, à savoir la couverture et la quatrième de couverture d’un ouvrage. Ils imaginent ainsi le contenu d’un livre à partir de ces deux pages stratégiques et cruciales.
Chacune de nous proposera à l’autre un titre et un résumé de quatrième de couverture, ouvrant l’espace entre les deux pour lui permettre d’imaginer le contenu de l’ouvrage. Ce livre, que l’autre devra investir, pourra se construire à l’aide d’écrits, de photographies, de dessins et autre médium nécessaire.
L’une a le désir d’écrire davantage et l’autre, celui de s’exprimer dans des formes plastiques, qu’elle fréquente depuis longtemps en tant que commissaire d’exposition. Le projet prend en compte la polyvalence et la transversalité des expériences et pratiques respectives, qui se croisent par ailleurs et correspond à notre volonté profonde d’étendre nos domaines de création habituels (littérature et arts plastiques) et de déterritorialiser nos pratiques, en les élargissant à une expérience artistique et littéraire plus complète.
Ce projet est idéal car il est commun et en même temps, dans sa contrainte, il offre une grande liberté individuelle. Chacune de nous réalise son livre. Nous souhaitons garder cependant une homogénéité dans la forme. Aussi, nous nous accordons un droit de regard sur le travail de l’une et l’autre.
Résidence Archipel-Butor
Proposition Titre et 4ème de couverture.
Titre : La prophétie du typographe
4ème de couverture :
Révolues, lettrines, enluminures et autres séduisantes calligraphies…
Au fil du temps, toutes les étonnantes typographies se sont évaporées des livres, laissant découvrir des pages sans caractère tels des visages inexpressifs. Sans emphase, une typographie s’est emparée de ces paysages mornes, de manière capitale. Un seul corps, prosaïque, aucune graisse, aucun empattement… Ubiquité.
En filigrane, un groupuscule d’hommes de l’art dans ce domaine, colporte qu’il existerait un livre unique et merveilleux composé de toutes les typographies créées depuis la nuit des temps.
Nul ne sait à quoi il ressemble et où il se trouve.
Il est cependant au cœur des réflexions et recherches de ces amoureux des lettres qui confrontent, sous cape, leurs hypothèses et théories avec assiduité.
Leur seule certitude, ce livre aurait pour titre La prophétie du typographe.
GC : Je travaille sur plusieurs projets : un nouvel « ABC » sur un autre élément et un travail collaboratif : des tissages avec Ilann Vogt. Je finalise ma série de vidéos intitulée « Allégories » qui sera présentée à Marseille, à l’Hôtel Le Ryad en novembre, lors du 34 ème festival de « Les Instants Vidéo ».
JT : Je suis en train de finir un roman, et travaille sur la structure de deux autres à venir, tout en reprenant un roman poétique que j’ai commencé il y a quelques années.
Par ailleurs, je suis en train de répondre à une commande pour un beau livre collectif qui porte le titre provisoire de « Mémoire de nos mères » qui sera publié début 2022 dans la maison d’édition Textuel, Actes Sud.